mardi, mai 7
Photo extraite de la série « Desperate Housewives » .

CHRONIQUE

Même en terminale (c’était il y a très longtemps), je n’avais pas fait autant de philo. Depuis que je me suis aventuré sur le terrain des séries, début 2020, je croise aussi souvent Platon, Spinoza, Debord et Stanley Cavell que Jon Hamm, Patricia Arquette, David Simon ou Shonda Rhimes.

La forme épisodique déclenche un torrent d’assertions et de spéculations chez les penseurs contemporains qui se sont emparés des séries. Ce sont eux qui, pour parler de Game of Thrones, Mad Men ou Sex Education, convoquent leurs illustres prédécesseurs. L’emprise croissante des plates-formes de streaming sur le temps libre, l’apprentissage express de la forme sérielle pendant la pandémie ne sont pas pour rien dans la fortune philosophique des séries, d’autant qu’en cent vingt ans d’existence, le cinéma avait largement eu le temps d’épuiser son pouvoir de séduction.

Dernier effort en date, Vide à la demande, de Bertrand Cochard, remonte vigoureusement le courant qui voit dans les séries un instrument privilégié de compréhension, voire de transformation de notre monde. On devine que le livre procède de l’exaspération qui peut elle-même naître à la lecture d’un éloge de 24 Heures chrono, qui devient, à travers les lunettes roses de certains exégètes, un éloge de la démocratie américaine, ou de la défense de Desperate Housewives, vu comme un manifeste féministe (alors que l’on peut tout aussi bien défendre que le premier est une apologie de l’exceptionnalisme et de la primauté de la fin sur les moyens et que le second est avant tout destiné à enjoliver, à force de turpitudes, le vide de l’existence de ses protagonistes et de son public).

Détenus enchaînés à la fiction

Pour faire justice de la thèse qui voudrait que le caractère polyphonique de leurs récits fasse de chacune d’entre elles un manifeste pour la démocratie participative, Bertrand Cochard porte son attention sur l’une des dimensions temporelles des séries, ce temps qu’elles prennent à leur spectateur. Invoquant les mânes de Marx, Arendt, Debord et quelques autres, l’auteur fait des séries l’instrument privilégié par lequel l’organisation contemporaine de la production s’étend jusque dans le temps « libre ». Il voit dans le binge viewing la matérialisation moderne de la condition des captifs de la caverne de Platon.

Lire la sélection : Article réservé à nos abonnés 2024 en dix saisons très attendues

En insistant encore et encore sur cette réduction des consommateurs de séries à l’état de détenus enchaînés à la fiction, Bertrand Cochard retrouve par moments la fougue des confesseurs qui s’inquiétaient de voir leurs pénitentes bien nées s’adonner à la lecture de romans. Il ne fait qu’effleurer la mutation permanente du temps des séries et la multiplication des modes de mise à disposition (diffusion linéaire sur les chaînes de la télévision, livraison hebdomadaire au compte-goutte sur Disney ou Prime, incitation à la goinfrerie sur Netflix) et la chute de l’espérance de vie des séries, dont les saisons ne durent jamais plus de dix épisodes et restent si souvent sans lendemain.

Il vous reste 13.35% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Partager
Exit mobile version