dimanche, avril 28

En collaboration avec « Libération », LCI et TF1info révèlent ce mercredi le dernier entretien exclusif d’Alexeï Navalny, enregistré en décembre 2020.
Alors en liberté, l’opposant est interrogé par l’ex-député Jacques Maire dans le cadre d’une enquête pour le Conseil de l’Europe sur son empoisonnement.
Un document exceptionnel qui renseigne, pendant plus d’une heure et demie, les méthodes d’un régime terrifié par l’opposition et prêt à tout pour la faire taire.

Suivez la couverture complète

Mort d’Alexei Navalny, farouche opposant de Poutine

La scène précède d’à peine un mois l’arrestation d’Alexeï Navalnay. Libre, bien loin du centre pénitentiaire de Sibérie dans lequel il décédera le 16 février, il apparaît aussi décontracté que peut l’être un homme qui vient de survivre à une tentative d’empoisonnement. Dans l’entretien exclusif que nous révélons ce mercredi, en partenariat avec Libération, le premier opposant à Vladimir Poutine est interrogé par l’ancien député Jacques Maire. 

Dans la salle terne d’un hôtel berlinois ultra-sécurisé, celui qui est alors membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a la lourde tâche de faire la clarté sur l’empoisonnement qui a visé l’opposant russe. Un long échange, qui dévoile les méthodes du régime russe prêt à tout pour faire taire l’opposition.

Auprès de TF1info, l’élu rappelle avoir mené cette enquête pour comprendre comment Alexeï Navalny a pu être empoisonné et qui en est le commanditaire. Au moment où il réalise l’entretien, la Russie est toujours membre du Conseil de l’Europe, principale organisation de défense des Droits de l’Homme en Europe. Jacques Maire entend présenter à Moscou des preuves irréfutables de son implication. « Pour faire valoir le droit ». À travers une série d’entretiens, il va donc chercher à connaitre les circonstances de l’empoisonnement, mais aussi aller plus loin. Lever, tant que faire se peut, le voile sur le mode opératoire de la Russie et ses cibles. Pendant près d’une heure et demie, il va laisser la parole à l’opposant russe, dont il se rappelle encore aujourd’hui la détermination. En anglais, il le laisse dérouler, ne le relançant que si nécessaire. À travers ses questions, il l’interroge sur son histoire et sur les acteurs de son empoisonnement, sur les meilleures sources à contacter, sur les pressions auxquelles font face les témoins et sur l’existence de preuves tangibles. Une manière de comprendre, à travers le récit du blogueur anticorruption, les pratiques d’un régime qui cherche à terroriser l’opposition. Le négatif d’un système qui finit par tuer.

Le poison comme arme de prédilection

Malgré la gravité des circonstances dans lesquelles Jacques Maire et Alexeï Navalny se rencontrent, l’ambiance est bonne. Café à la main, on découvre un opposant presque détendu. Sous des néons blafards, il apparait en forme, en dépit de son récent coma, dont il est sorti deux mois plus tôt. Rapidement, il entre dans le vif du sujet pour raconter comment il a été surveillé pendant plus de quatre ans par deux services de l’État russe, juste après l’annonce de sa candidature à l’élection présidentielle en 2018. Dans un anglais maitrisé et teinté d’accent slave, Navalny dit n’avoir pas été étonné lorsqu’il a compris qu’il était la cible des services de renseignement russes, ironisant sur ces visages qu’il croise à chaque déplacement. En réalité, c’est la découverte de l’existence d’une deuxième équipe, composée de médecins et d’experts en chimie, qui le surprend. « Pourquoi m’ont-ils suivi, pendant quatre ans ? Tout le temps, dans tous les endroits où j’ai été, même pour une nuit. » Une question rhétorique quand on sait que quelques mois plus tôt, le 20 août 2020, l’homme est hospitalisé à la suite d’un empoisonnement. Une méthode révélée par BellingCat, une ONG d’investigation en ligne, comparée à l’assassinat de Léon Trotski, abattué par un agent de Staline qui avait réussi à s’introduire dans l’entourage en séduisant l’une de ses proches.

Une opération minutieusement préparée, « digne d’Hollywood », comme la décrit Alexeï Navalny, avec une pointe d’humour. Devant un Jacques Maire incrédule, il souligne à quel point le choix de l’empoisonnement rend l’opération intraçable. « Le produit était peut-être dans le Negroni que j’ai bu, sur un oreiller, une serviette, le savon, ou sur les bouteilles d’eau dans la chambre d’hôtel », liste-t-il, comptant sur ses doigts tous ces endroits où le Novitchok, ce puissant poison déjà utilisé en 2018 sur l’ex-agent double russe Sergueï Skripal, aurait pu être disséminé. « Le produit a même pu être mis en petite quantité sur plusieurs endroits afin de garantir qu’il n’y aura pas de dommages collatéraux » poursuit-il. Avant de conclure, cyniquement, sur la « beauté du Novitchok » : « Personne ne peut savoir quand et comment vous avez été empoisonné. »

C’est une histoire totalement digne d’Hollywood

Alexeï Navalny, lors d’un entretien en décembre 2020

Un brouillard qui a un avantage : le secret. Alors que le député s’interroge sur la manière d’approcher les différents témoins-clé de cette enquête, AlexeÏ Navalny rappelle à quel point « les pressions du FSB » – les services secrets russes – pèsent sur tous ceux qui prennent la parole. Décrivant ce scénario tout droit sorti d’un polar, il donne l’exemple de l’équipe médicale de l’hôpital d’Omsk, en Sibérie. Celle-ci n’aura de cesse de changer de version : si une première information indique qu’il a été traité dans l’ambulance à l’atropine (un antidote à certaines intoxications), cette prise en charge a disparu. Au profit d’une nouvelle version, grotesque, qui prétend que Navalny souffrirait de diabète et aurait eu une crise d’hypoglycémie.« Et le chef de l’hôpital, responsable de la publication de cette fausse information au sujet de mon diabète, a été promu et est devenu ministre de la Santé de sa région », lâche-t-il, accompagnant son analyse d’un rire jaune. Au cours de l’entretien, le détracteur du régime cite également en exemple la manière dont les autorités à la solde de Moscou conservent « certains éléments considérés comme des preuves », comme la totalité de ses vêtements. Une méthode de dissimulation qui fait tristement écho à celle à laquelle feront face les proches de Navalny, plus de trois ans plus tard, après sa mort. Pendant 14 jours, les enquêteurs ont refusé de rendre la dépouille de l’opposant à son équipe et à sa mère, prétextant une « expertise » toujours en cours. 

Le flou autour de la chaine de responsabilité est, lui aussi, parfaitement orchestré. Car pour l’ennemi numéro 1 de Vladimir Poutine, le Kremlin est derrière cette opération, sans aucun doute. Pour preuve, Alexeï Navalny affirme que si le président russe n’avait pas ordonné sa mise à mort, il aurait pu « poursuivre les huit membres de l’unité chargée de sa surveillance en disant que la mission est de leur seule responsabilité ». « En revanche, s’il s’agit d’un ordre direct de Poutine, ils doivent protéger tous ceux qui ont participé. » Une accusation, assénée et assumée, malgré les menaces, toujours présentes à l’international.

Prenant le temps de revenir sur chaque maillon du système contre lequel il était en croisade, citant notamment la propagande tentaculaire du Kremlin et le pouvoir des services de renseignement, Alexeï Navalny finit par dévoiler ce qui lui apparait comme l’objectif principal de l’empoisonnement. Celui d’être « terrifiant ». De laisser planer la crainte « que quelqu’un puisse, un jour, déposer quelque chose sur une poignée de porte et vous faire tomber raide mort ». « C’est l’un des bonus », confie-t-il, sans pour autant se priver de se servir à plusieurs reprises dans les bouteilles d’eau sur la table. Une stratégie d’intimidation « folle » qui interpelle l’opposant, lui qui pensait, à tort, « que ces pratiques étaient réservées aux traitres, aux terroristes, aux espions »

Un sacrifice auquel il était préparé

Une issue potentiellement fatale, insuffisante pour empêcher celui qui est alors un homme libre de déposer les armes. Même à travers un écran, sa détermination est palpable. Alors qu’il est toujours à Berlin, dans cette salle de conférence, malgré l’épidémie de Covid-19, il est interrogé sur la perspective d’un avenir en Russie. S’il reconnait n’avoir « aucune idée » du sort que lui réserveraient les autorités russes, on perçoit chez lui sa volonté sans faille. À l’image, ce n’est pas un patient qui a passé plus d’un mois à l’hôpital, en pleine convalescence et qui est encore menacé, qui se tient face au député Maire. Mais un bloc de granite, qui sait que le combat ne pourra se tenir depuis l’étranger. « La meilleure option pour eux, c’est que je devienne juste un autre exilé », lance-t-il, envoyant valser sa main. Signe que selon lui, hors des frontières de la Russie, il ne dérangera plus le pouvoir. Ce qui explique qu’un mois exactement après cet entretien, Alexeï Navalny était dans un vol à destination de Moscou. Un retour au pays au cours duquel il est immédiatement interpellé, quelques minutes à peine après son atterrissage.

REPORTAGE – En Russe, l’opposition invisibleSource : JT 20h WE

Une éventualité à laquelle il était préparé. Son emprisonnement, selon lui, ne pourrait pas freiner le mouvement d’opposition qu’il a lancé. Face à Jacques Maire, ce 17 décembre, il concède même ne plus être essentiel à cette cause « qui sait comment fonctionner« . Après une hésitation, ses yeux bleus dans le vide, Navalny reprend ses esprits. Se redresse et assure, ultra-déterminé : « S’ils me tuent, cela ne change rien ». L’avenir lui a donné raison. Ce 1ᵉʳ mars, des milliers de Russes sont venus lui dire adieu, visages découverts, à Moscou. Et ont scandé sa devise, simple et pleine de courage. « Nous n’avons pas peur. »


Felicia SIDERIS

Partager
Exit mobile version