jeudi, mai 2
L’historien Sergueï Medvedev.

Sergueï Medvedev est un historien russe, spécialiste de la période postsoviétique. Dans son dernier ouvrage, Une guerre made in Russia (Buchet-Chastel, 240 pages, 22,50 euros), paru le 15 février, il analyse la violence qui imprègne la société russe, de la famille aux institutions publiques.

Vous écrivez que la guerre menée en Ukraine par Vladimir Poutine s’inscrit dans la logique de l’histoire russe. Que voulez-vous dire ?

La Russie est une puissance guerrière et policière et elle l’a toujours été. Une citation attribuée à Alexandre II [empereur de Russie entre 1855 et 1881], qui n’était pourtant pas un tsar belliqueux, dit en substance que la Russie n’a pas vocation à devenir une puissance industrielle, commerciale ou agricole, et que sa fonction essentielle est de menacer le reste du monde. En étudiant son histoire, on comprend très bien que la guerre a toujours joué un rôle central, à l’extérieur comme à l’intérieur du pays.

Au fil des siècles, Moscou a combattu ses voisins, mais aussi sa propre population en accaparant les ressources, en ne laissant pas la propriété privée se développer, pas plus que la classe sociale qui va avec. Les dirigeants la perçoivent d’ailleurs comme une ressource parmi d’autres, un « second pétrole ». La vie humaine ne vaut pas cher en Russie. Les grandes victoires militaires de la seconde guerre mondiale – la bataille de Stalingrad, la prise de Berlin – ont été obtenues au prix de pertes colossales. A l’époque, le ratio était de dix soldats soviétiques tués pour un Allemand ; actuellement, en Ukraine, il est de trois Russes pour un Ukrainien. En 1945, alors que [le général américain Dwight] Eisenhower s’étonnait des pertes massives côté soviétique, le maréchal Gueorgui Joukov lui avait rétorqué : « Ça n’est pas grave, nos femmes enfanteront de nouveaux soldats. » Vladimir Poutine pense la même chose. Il prétend avoir un droit sur le corps physique des citoyens, en appelant les femmes à multiplier les naissances, en stigmatisant les LGBT. Il n’a pas besoin d’individus, d’êtres humains. Tout ce qu’il lui faut, ce sont des soldats pour alimenter ses guerres.

Forte inflation, pénurie d’œufs, rupture du système de chauffage en plein hiver… Les dysfonctionnements économiques sont devenus légion dans les régions russes. Peut-on s’attendre à une crise sociale, voire à des revendications séparatistes ? La Fédération de Russie pourrait-elle se démembrer, comme jadis l’empire tsariste ou l’URSS ?

Si la Russie doit éclater un jour, ce ne sera pas à cause d’une pénurie d’œufs ou de chauffage ! Sa population a une solide capacité à tout endurer. Elle est surtout incapable de prendre son sort en main. Les grands changements historiques n’ont jamais été de son fait, elle les a subis. Elle n’est pour rien dans la révolution de 1917 : le système autocratique s’est effondré de lui-même. Idem pour l’éclatement de l’URSS, en 1991, survenu non pas sous le coup de boutoir des protestations populaires, mais parce que Moscou a perdu la guerre froide et que le prix du pétrole est tombé à 10 dollars le baril.

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