jeudi, mai 2

Un local, des chaises, un peu de thé et quelques téléphones à offrir aux premières arrivées, c’est avec ce dispositif que Emna, la petite quarantaine, avocate venue de Tunis, espère appâter le chaland. Nous sommes à Djerba, île connue pour son beau soleil, ses petits villages, ses plages et ses hôtels où il fait bon séjourner même si les touristes se font rares.

Dans ce décor de carte postale, l’avocate en mission pour l’Union européenne a posé ses valises. Elle a deux mois pour « sensibiliser les femmes à leurs droits civiques, comme disposer d’une carte d’identité, aller voter, ne pas être malmenées par les hommes… » et rédiger un rapport en vue d’un plan d’aide plus large destiné à toutes les Djerbiennes.

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Le roman s’intitule Malentendues. Et, en effet, très vite Emna comprend que son enquête est à ranger parmi ces beaux concepts pensés au loin dans les bureaux des organisations internationales, mais qui s’avèrent de fausses bonnes idées une fois sur le terrain. A Tezdaïne, les femmes ne sont pas dupes. Certaines se moquent du projet : « Et tu t’es tapée toute la route pour leur dire ça ? Mais elles n’en ont rien à foutre de tes histoires, elles vivent leur vie ! Et puis, avec ce qu’elles expédient comme boulot, elles n’ont pas le temps de causer… »

Chez d’autres, il provoque la colère : « Vous devez faire partie de ces nanas qui ont des diplômes et du temps à perdre… Comment les appelle-t-on déjà ? Ah oui, la société civile ! Vous me rappelez celles qui nous ont rendu visite, il y a près d’un an : jeans serrés, comme vous, lunettes de soleil campées sur leurs cheveux méchés de blond, parlant arabe comme si elles avaient une patate chaude dans la bouche. Elles nous ont interrogées sur notre travail aux champs, nos horaires, notre paie. Elles notaient ce que nous disions pour transmettre aux intéressés, qu’elles ont prétendu ! Mais les intéressés n’ont pas été preneurs et nous n’avons rien vu venir. »

Une tonalité mezzo voce

Il faut du temps et de la patience à Emna pour voir émerger un à un les véritables problèmes : traditions pesantes, impossible autonomie financière, spoliation d’héritage, inanité ou violence des relations conjugales… Une détresse générale s’exprime chez toutes ces femmes, d’autant plus dure à vivre qu’elle demeure soigneusement cachée derrière un « conformisme social, plus lourd qu’une chape de plomb ». Face à pareille situation, la question des droits civiques paraît totalement dérisoire.

Quant à Emna, les confidences des femmes finissent immanquablement par engendrer en elle des questionnements sur sa propre vie. Là aussi, l’état des lieux est affligeant : un métier dont elle ne parvient pas à vivre, un mari dépressif qui laisse son couple se déliter en comptant malgré cela sur les ressources financières de sa femme transformée en garde-malade…

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Emna a besoin d’autre chose, mais n’ose pas le penser : « Vivre ? On ne m’a sans doute pas fourni le bon mode d’emploi », soupire-t-elle. Il lui suffirait pourtant de changer quelque peu sa perspective, en s’intéressant par exemple à Lotfi, cet homme aussi charmant qu’intéressant rencontré lors de son arrivée à Djerba. Mais il lui faudrait avoir l’audace de braver les on-dits sur « cette île qui est une immense prunelle, à laquelle rien n’échappe ».

La tonalité mezzo voce de ce roman, subtile signature de l’écrivaine Azza Filali dont c’est le quinzième ouvrage, permet une entrée en douceur dans l’intrigue. A l’image de Houria et des autres femmes qui, une à une, poussent la porte du local d’Emna, la teneur des sujets abordés gagne en importance et en gravité.

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L’autrice nous conduit ainsi à un panorama de la condition des femmes, soulignant la parité des difficultés et des trajectoires de ces dernières, ainsi que le fatalisme qui finalement s’empare de toutes, les poussant à accepter leur sort plutôt qu’à se révolter contre le destin. Car la dénonciation des injustices dont elles font l’objet – de leur salaire sous-évalué aux violences qui leur sont infligées – (« Mon mari me bat à chaque fois que j’émets un avis qui l’indispose. ») peut s’avérer une prise de conscience trop forte à supporter, risquant de mener au drame. Azza Filali a aussi la finesse de ne pas rendre Emna, l’intellectuelle tunisoise, supérieure aux autres femmes : elle fait de son héroïne au contraire un être désemparé mais qui, à force de s’interroger, va progressivement s’émanciper.

Ecrit dans un style fluide où la causticité pointe derrière les apparences, Malentendues offre ainsi au lecteur des portraits féminins aussi riches qu’attachants. Pas de revanche ici, pas de révolution féminine, mais des murmures, une rumeur qui grandit, la solidarité qui s’affirme… et finalement un texte à la teneur bien plus politique qu’il n’en a l’air. Un roman dans lequel se refléteront de très nombreuses femmes de par le monde, en attente désespérée de changement.

Malentendues, d’Azza Filali (éd. Elyzad, Tunis, 328 pages).

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