mercredi, mai 8

Doit-on donner son avis sur tout ? Comment le faire connaître ? Comment argumenter ? A-t-on le droit de se taire et quand ? Quelle place pour la nuance et le débat ? Lors de la 3e édition du festival Nos futurs, organisé du 21 au 24 mars à Rennes, c’est presque un sujet philosophique qu’ont abordé quatre invités aux profils très différents, mais qui ont pour point commun d’être amenés à construire une argumentation dans leur quotidien.

Découvrez la synthèse des discussions enregistrées en présence de :

Jean-Michel Aphatie, journaliste depuis trente-cinq ans, éditorialiste à « Quotidien », sur TMC.

Séverine Falkowicz, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, psychologue en psychologie sociale et coautrice d’Au cœur de l’esprit critique. Petit guide pour déjouer les manipulations (Eyrolles, 2023).

Haroun, humoriste avec plusieurs spectacles à son actif, dont le dernier intitulé Seuls.

Flora Ghebali, fondatrice de l’entreprise Coalitions, chroniqueuse aux « Grandes Gueules » (RMC), autrice de Ma génération va changer le monde (éd. de l’Aube, 2021) et « Le Syndrome de la fourmi. Voir et dépasser les frontières mentales de l’inaction écologique » (L’Observatoire, 2023).

Un débat animé par Joséfa Lopez, introduction par Bleuenn Bidois, Clémentine Phan et Oxana Louvetz.

Que cherche-t-on quand on donne son avis ?

Séverine Fakowicz L’idée n’est pas tant de donner son avis pour l’imposer, mais d’essayer de réfléchir ensemble vers la construction d’une position plus juste. Pour cela, j’aime parler de « bienveillance épistémique », c’est-à-dire relative au savoir : nous avons tout intérêt à défendre les positions que nous jugeons les meilleures, donc avec les bons arguments, ou au moins de dire sur quoi reposent nos points de vue. Puis il y a une autre forme de bienveillance, relationnelle, tout aussi nécessaire.

Haroun Il faut qu’il soit agréable de discuter du sujet quel qu’il soit, et il est toujours intéressant de confronter ses avis, tant que ça ne devient pas violent. On en arrive à une dimension socratique : il y a un intérêt pour l’autre et le monde de faire émerger l’idée par la discussion. Dans mes sketchs, j’essaie de donner le mien le moins possible. Je choisis des sujets qui me touchent, me mettent en colère, et je m’en débarrasse par l’écriture.

Faut-il vraiment donner son avis sur tout ?

Jean-Michel Aphatie Répondre à cette question suggère qu’on ait répondu à une question préalable : a-t-on un avis sur tout ? Possible puisque notre statut de citoyen nous oblige à réfléchir à des questions qui sont loin de nos préoccupations. Mais faut-il le donner ? Dans la sphère publique, professionnelle, il vaut mieux répondre « non » plutôt que « oui » ! Dans la sphère privée, on donne son avis parce que ça fait partie de la vie… Même si, parfois, on ferait mieux de s’en abstenir !

Flora, vous avez 30 ans et vous dites : « J’ai toujours été engagée. » Est-ce que l’engagement entraîne forcément la prise de position ?

Flora Ghebali Il a de multiples façons de s’engager, et donner son avis n’en est qu’une parmi d’autres. Moi j’ai mis du temps à le faire. Je participe à l’émission « Les Grandes gueules », sur RMC, où l’on recrée un peu le café du commerce. Résultat : lorsque je croise des gens dans la rue, ils me disent : « Merci, quand j’arrive au bistrot, grâce à vous, j’ai quelque chose à dire. » Cet exercice nous oblige mes collègues et moi à faire attention à ce qu’on dit ! Ce que je ne sais pas, c’est si les gens savent faire la différence entre ce qui est dit dans cette espèce de Café du commerce scénarisé, ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux ou ce que je dis en tant que chroniqueuse, alors que je ne suis pas journaliste.

Lire aussi | DÉRAPAGE – « Les Grandes Gueules » rivalisent de misogynie en parlant de Nafissatou Diallo

L’humour risque-t-il de banaliser certains sujets graves ? Plus généralement, faut-il de l’humour dans les médias ?

H. Le rire est un exutoire pour se libérer de ses émotions négatives, former une pensée et permettre la discussion. Mais dans notre quotidien, il y a une forme de ricanement constant qui peut faire oublier la gravité des événements. Des émissions qui permettaient de former la pensée ont disparu au profit de programmes beaucoup plus rythmés et divertissants. Je regrette beaucoup l’émission de France 3, « Ce soir (ou jamais !) », le vendredi soir. Ça durait des plombes, les discussions étaient denses.

Le Monde

Offre spéciale étudiants et enseignants

Accédez à tous nos contenus en illimité à partir de 9,99 €/mois au lieu de 11,99 €.

S’abonner

J.-M. A. Ce n’est pas parce que vous parlez d’un sujet léger après un sujet sérieux que les gens oublient aussitôt le sérieux du sujet précédent. Si on veut éviter l’humour, il faut regarder le journal télévisé !

F.G. Regardez le film Don’t Look Up, métaphore de l’inaction face au réchauffement climatique : les journalistes représentés ne pensent qu’à faire de l’infotainment. Pour eux, il faut s’amuser, et finalement personne n’écoute les alertes lancées par les experts (face à l’arrivée d’une météorite qui menace la Terre). Dans les médias, j’ai découvert que c’est la loi du marché de l’attention qui compte. Il y a une logique de rentabilité.

Les experts devraient-ils être les seuls à donner leur avis ? Et s’autorise-t-on à exercer son esprit critique face aux experts ?

F.G. Cela pose la question énorme du rapport à la vérité. Au moment l’épidémie de Covid-19, des scientifiques ont aussi apporté leur lot de fake news. On pourrait aussi interdire la parole à des gens qui n’ont pas d’expertise sur un sujet. Mais alors il y aurait un vrai danger pour la liberté d’expression, pour la liberté de la presse et pour la démocratie en général.

S.F. Pour dire qu’on a l’esprit critique, il faut savoir de quelle manière on traite l’information. Ça implique des connaissances – qui relèvent par exemple des biais cognitifs, de la rhétorique – pour identifier les facteurs dans les discours qui peuvent nous influencer. Cela implique aussi de savoir pour quelles raisons on croit ce que l’on croit, et aussi comment l’être humain fonctionne : pour quelles raisons on adhère à tel groupe, etc. Dans le champ de la pensée, nous sommes souvent exposés à des raisonnements qui semblent logiques, mais qui sont faux et mènent à la manipulation.

Jean-Michel Aphatie, vous intervenez chaque soir dans l’émission « Quotidien » en tant qu’éditorialiste pour réagir à l’actualité. Comment voyez-vous votre rôle ?

J.-M. A. On met assez souvent en cause le journalisme, et les chaînes d’information elles-mêmes nourrissent ce procès. Mais lorsque les journalistes donnent parfois l’impression d’un bavardage, c’est souvent un bavardage plus construit qu’on ne le pense ! Quand je m’exprime, je ne pense pas manipuler l’opinion publique. Le journalisme, c’est la transmission d’une information complexe – pas seulement des faits – dans une société qui a un passé, une histoire, une sensibilité. Il y a beaucoup de subjectivité dans la démarche. Un éditorialiste exprime le point de vue du projet qui regroupe les journalistes d’une rédaction. Il exprime l’état d’esprit de celle-ci. Distinguer l’éditorialiste du journaliste, c’est ôter le droit de penser à des professionnels. C’est une pente qui n’est pas juste.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés « Il ne peut y avoir de liberté d’expression quand il y a une parole dominante »

Une dernière question, volontairement provocatrice : faut-il mettre des limites à la liberté d’expression ?

S. G. Nous devons tous apprendre à nous méfier de nous-mêmes. La liberté d’expression peut nuire à notre liberté de décision parce que les gens qui s’expriment peuvent nous influencer : nous ne sommes pas toujours en mesure de juger de la valeur de l’information, parce que nous ne sommes pas formés à l’esprit critique, nous n’avons pas toujours les compétences. J’ajoute que nous nous devons de donner notre avis, en regardant toujours sur quoi il est fondé. Si nous considérons que les « platistes » sont seulement idiots et minoritaires, qui nous dit qu’ils ne vont pas prendre de l’ampleur et devenir majoritaires ?

F.G. Les politiques qui nous représentent subissent eux-mêmes l’influence de lobbyistes, notamment scientifiques. Nous avons aussi la responsabilité de manipuler dans le sens de convaincre et influencer.

J.-M. A. La démocratie repose sur une forme de confiance fondamentale : nous sommes tous égaux, nous avons tous le droit à la parole. Celui qui lit et qui sait est comme celui qui ne lit pas et ne sait pas : leur bulletin de vote a la même valeur. La confiance, c’est de considérer que chacun de nous peut surmonter la manipulation.

Retrouvez tous les épisodes du podcast « Nos futurs, la parole à la relève ».

« Nos futurs, la parole à la relève », un podcast réalisé par Le Monde, en partenariat avec Les Champs libres, Sciences Po Rennes, la Métropole de Rennes. Production éditoriale et animation : Joséfa Lopez. Préparation du débat et introduction : Bleuenn Bidois, Clémentine Phan et Oxana Louvetz. Montage et mixage : Joséfa Lopez et Eyeshot. Transcript : Caroline Andrieu. Identité graphique : Thomas Steffen, Solène Reveney. Partenariat : Sonia Jouneau, Cécile Juricic, Morgane Pannetier.

Réutiliser ce contenu
Partager
Exit mobile version