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Dersou Ouzala (Maxime Mounzouk) et Vladimir Arseniev (Iouri Solomine), dans « Dersou Ouzala » (1975), d’Akira Kurosawa.

Un gouffre creuse en son cœur la carrière d’Akira Kurosawa (1910-1998), pilier historique du cinéma japonais qui doit à ce dernier une pluie de chefs-d’œuvre (Rashomon, Les Sept Samouraïs, Vivre, Ran, parmi les plus connus). Au mitan des années 1960, le cinéaste essuie le double échec public de Barberousse (1965) et du très original Dodes’kaden (1970). L’industrie lui tournant le dos, l’artiste, en dépression, attente à sa vie un sinistre jour de décembre 1971.

Œuvre de survivant, Dersou Ouzala (1975), qui ressort en salle en copie numérique – à partir d’une restauration remontant à huit ans –, est le premier long-métrage qu’Akira Kurosawa réalise à l’étranger, en langue russe et à l’initiative de Mosfilm. Le studio soviétique eut le flair d’accueillir un projet de longue date du cinéaste, d’adapter les carnets d’exploration de Vladimir Arseniev (1872-1930), topographe russe célèbre pour ses travaux sur la Sibérie orientale, dont la rive longe la mer du Japon.

Lire la critique (2021) | Article réservé à nos abonnés « Dersou Ouzala », de Vladimir Arseniev : retrouver la vérité de la taïga

Tournée en décor naturel et en pellicule 70 millimètres, cette coproduction nippo-soviétique d’envergure ne fut pas exempte de ce que l’on appellerait aujourd’hui « soft power » de la part d’un régime hôte entendant célébrer la fraternité entre les peuples. Loin de s’en tenir à cet humanisme de façade, Kurosawa a su tirer de ce matériau ethnographique une œuvre personnelle, fresque magnifique sur les confins du monde connu, doublée d’une réflexion élégiaque sur le choc des cultures.

Visions du monde incompatibles

Le film raconte l’amitié sur dix ans entre l’explorateur (Iouri Solomine), officier de l’armée impériale, parti avec sa troupe arpenter l’Oussouri, région sud de l’Extrême-Orient russe, et son guide, Dersou Ouzala (Maxime Mounzouk, acteur touvain), chasseur autochtone de la taïga. Le petit homme, issu de l’ethnie mongole hezhen (anciennement appelée « golde »), surprend le bataillon par sa fine connaissance, à la fois pratique, intuitive et spirituelle, du terrain. En plein hiver, il sauvera la vie du « Capitaine », perdu en pleine tempête sur un lac gelé. Cinq ans plus tard, au printemps, ils se retrouveront. Mais, un beau jour, le guide, tireur hors pair, tue un tigre par erreur, perdant définitivement sa bonne humeur, puis la vue. C’est alors comme si l’âme de la taïga s’écoulait lentement hors de lui.

A travers cette rencontre, Kurosawa trouve à prolonger l’un de ses grands sujets, à savoir la façon dont les regards se croisent, quand ceux-ci sont porteurs de visions du monde incompatibles. Ici, ce sont deux rapports à l’espace, et même aux grands espaces, en ce qu’ils contiennent d’illimité, qui se jaugent et s’éprouvent. Sur le relief sibérien, Arseniev exerce le regard en surplomb du scientifique : le monde s’arpente, traduisible en données cartographiques. Dersou Ouzala, lui, est sensible aux signes (il peut prédire l’arrêt d’une averse, interpréter les cris des animaux), lit à même l’écorce des choses, dans les manifestations de la nature, parce qu’il sait lui appartenir, et ne s’y meut qu’à besoin. Se joue entre eux quelque chose d’une confrontation entre la rationalité occidentale et l’animisme oriental, insoluble parce qu’ils n’assignent pas à l’homme la même place, ici centrale, là relative.

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