mardi, mai 7

Depuis quelques mois, Olga Matiou­khina vit la même scène lorsqu’elle arpente les rayonnages de la bibliothèque municipale dont elle est directrice, à Dnipro, 1 million d’habitants, au sud-est de l’Ukraine. Elle saisit un livre. Le feuillette. D’un coup, l’émotion la submerge. La directrice se revoit lorsqu’elle l’a lu pour la première fois : c’était pendant la période soviétique, les jeunes gens faisaient leur éducation sentimentale en dévorant les scènes de bal dans Guerre et Paix, de Léon Tolstoï. Mais, déjà, des questions l’assaillent, dispersant brutalement les souvenirs. Ce texte glorifie-t-il l’Empire russe ? Ou alors son armée ? Elle réfléchit.

Comme toutes les bibliothèques du pays, la sienne a reçu des recommandations officielles pour retirer des étagères les auteurs soutenant l’invasion ou la suprématie russe, au nom de la loi martiale. « Pour toute personne cultivée, c’est compliqué d’enlever un livre d’une bibliothèque », avance la sexagénaire, dont nul ne pourrait mettre en doute l’engagement pour son pays. Mais elle a l’impression que le monde entier l’observe. Aucune autre guerre n’avait transformé la littérature et la poésie en un tel champ de mines.

La situation est d’autant plus délicate que les autorités ont donné peu de consignes précises. En mai 2022, quelques mois après le début de l’invasion, la présidente de l’Institut ukrainien du livre, Oleksandra Koval, avait évoqué le retrait « d’ouvrages de propagande » ou « anti-ukrainiens », dans une interview à l’agence de presse Interfax-Ukraine.

Olga Matioukhina, directrice d’une des bibliothèques municipales de Dnipro (Ukraine), le 29 décembre 2023.

Abordant ensuite la question des auteurs russes classiques, elle avait poursuivi : « Il s’agit en fait d’une littérature très nuisible, elle peut vraiment influencer les opinions des gens. Selon moi, ces livres devraient aussi être retirés des bibliothèques publiques et scolaires. Ils pourraient sans doute rester dans les bibliothèques universitaires et scientifiques, pour permettre aux spécialistes d’étudier les racines du mal et du totalitarisme (…), la manière dont ils ont indirectement conduit à une position aussi agressive et à des tentatives de déshumanisation des autres peuples, en particulier des Ukrainiens. »

« Notre identité est au cœur de cette guerre »

Des villes aux campagnes, les employés se sont mis à la tâche dans onze mille bibliothèques publiques, sur quinze mille au total, autrement dit celles qui ne sont ni occupées ni détruites par Moscou. Mais comment procéder ? « Tout d’un coup, on s’est retrouvés en première ligne, pris entre l’art, la guerre et ce que chacun d’entre nous vit aujourd’hui dans son intimité », explique une jeune bibliothécaire de Kiev (comme la ­plupart des témoins, elle a souhaité rester ­anonyme). Elle n’en dort plus. Doit-on enlever des livres ? Lesquels ? Et qu’en faire ?

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