dimanche, mai 5

A l’occasion du Goût de M Festival, les 23 et 24 mars, la romancière Aude Walker animera un atelier d’écriture. Renseignements et billetterie sur Legoutdemfestival.lemonde.fr

3 h 28. La vigilance rôde et vient souffler son vent fébrile sur son grand corps de femme de 180 centimètres. Ses yeux s’entrou­vrent. Abandonné contre sa cuisse, en fusion avec le coton du drap, le chat dort, à 1 000 mètres de profondeur. Même plus besoin de réveil. Elle se réveille à 3 h 30 du matin depuis que le monde est monde. Depuis ses 15 ans, depuis qu’elle s’est mise à bosser pour son père, l’Italien, celui qui a déplacé la force de travail et le savoir-faire ­familiaux, circulant de père en fils et en fille, des montagnes de Turin à celles d’Antibes, celui qui a dessiné les champs, planté les graines, construit les serres de leur entreprise horticole.

En septembre, ça fera soixante ans que tous ses jours émergent en pleine nuit. Et elle ne fatigue toujours pas. Au contraire, à force de vivre debout, penchée, à ramasser, planter, porter, elle ne s’est jamais sentie aussi vivante, à côté des croulants qui affirment avoir le même âge qu’elle. Les muscles qui enflent dans son dos et le long de ses radius et humérus, ces muscles qu’on ne voit chez personne, prouvent bien qu’elle n’a pas 75 ans. Ou que les autres, ceux qui affirment être nés à la même époque qu’elle, n’ont pas cet âge-là. Il y a quelqu’un dans le tas qui ment.

Dans sa cuisine carrelée de beige aux murs et de terre cuite couleur feu au sol, qui n’a pas bougé depuis les années 1970, face à la fenêtre entravée de barreaux ouverte sur la nuit émettant ses sons occultes et familiers, elle boit son premier café, concentrée sur les actions du jour à venir. Mise en place des chrysanthèmes, la fin du printemps déjà, calendrier à suivre au cheveu près si on veut fleurir les tombes à la Toussaint. Va falloir envoyer du bois si on n’a pas envie de finir en merguez sous le soleil de midi, il fait très chaud pour la saison.

La putain de Mercedes

Elle se jette sous la douche, pas un filet d’eau chaude, de l’eau gelée, sinon, on se ramollit, de la cuisse et de l’esprit. A 4 heures, elle est prête à partir aux champs. Evidemment, son associé est encore en retard. Elle a passé sa vie à attendre les hommes, son père, ses frères, son associé, les gars au marché. Aujourd’hui, ça la gonfle. Elle n’attendra pas. Elle embrasse ses chats et ferme la porte.

C’est quand elle se dirige vers sa Yaris violette qu’elle la voit, en face, phares éteints ; sa putain de Mercedes blanc polaire d’enfant gâté charognard. Il a donc recommencé. Après les insultes, les flics, une année sans nouvelles, elle ne se méfiait plus, elle avait d’ailleurs arrêté de ressentir le besoin de se cacher chaque soir derrière ses volets pour vérifier que all clear, personne, que la grosse voiture n’était pas garée devant chez elle avec lui à l’intérieur qui attend je ne sais quoi, qui ne fait rien d’autre que s’accrocher à un fantôme relationnel, à ce qu’il ose encore appeler de l’amour, et à lui faire peur, par sa simple présence muette, trois soirs par semaine, devant chez elle, en face de son portail.

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