C’est une étude fouillée utile pour comprendre le mécontentement des maires. Depuis 2018, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) s’est allié à l’Association des maires de France (AMF) pour mener des enquêtes régulières sur le quotidien des élus locaux et leur rôle dans le fonctionnement de la démocratie. Alors que le 106e Congrès des maires et des présidents d’intercommunalité s’ouvre mardi à Paris, le mécontentement des édiles devrait une nouvelle fois s’exprimer. « Il y a une expression d’exaspération croissante depuis quelques années qui arrive presque à ébullition aujourd’hui », a d’ailleurs répété ce lundi matin sur Public Sénat le président de l’AMF, David Lisnard.
Cette nouvelle étude, rédigée sous la direction du professeur des universités à Sciences Po Martial Foucault, met la focale sur le ressenti des maires face au dérapage des finances publiques et leurs échanges avec les services de l’Etat. Un sujet d’actualité, puisque les collectivités locales, y compris les communes, doivent faire l’objet de 5 milliards d’euros d’économies dans le projet de loi de finances présenté par le gouvernement de Michel Barnier. L’ex-ministre de l’Economie Bruno Le Maire avait aussi mis en cause, en septembre, l’augmentation « extrêmement rapide » des dépenses des collectivités. Une déclaration mal vécue par certains élus locaux et qualifiée de « mauvais procès » et de « tarte à la crème » par le coprésident de la commission des finances de l’AMF et maire de Talence (Gironde), Emmanuel Sallaberry.
Un manque de reconnaissance de la part de l’Etat
Tout un volet de l’enquête du Cevipof et de l’AMF est consacré au désagrégement de la confiance entre les services de l’Etat et les maires. Depuis 2020 et la pandémie de Covid-19, ces derniers ressentent un manque de considération accru de la part du pouvoir central et de ses structures, d’après les nouveaux chiffres fournis par cette étude. Aujourd’hui, seuls 27 % des maires interrogés disent obtenir « la reconnaissance de l’Etat » et de ses services, contre 39 % en 2020. Soit une diminution de 12 points en l’espace d’à peine quatre ans. Une tendance qui ne concerne pas uniquement les primo élus : les maires plus expérimentés, plus habitués à devoir dialoguer avec l’Etat, dressent le même constat d’un manque de reconnaissance étatique. Comme au niveau global, ils ne sont que 27 % à estimer en bénéficier.
Comment expliquer ces résultats en baisse ? Selon Martial Foucault, il s’agit là des conséquences d’une stratégie politique au plus haut niveau de l’Etat. « La présidence d’Emmanuel Macron a été marquée par une volonté d’établir une relation plus directe entre l’exécutif et le peuple, quitte à contourner les corps intermédiaires, dont les collectivités locales », précise ainsi le chercheur dans l’analyse détaillée de cette étude. D’après lui, le capital de confiance construit par le passé entre les élus locaux et l’Etat est en train de se consumer à petit feu. Plus préoccupant encore : les maires de tous les types de communes, quelle que soit leur taille, disent ressentir un manque de reconnaissance de la part des services étatiques bien plus important qu’en 2020. Un sentiment qui se couple parfois à d’autres émotions, voire des répercussions sur leur équilibre physique et mental. Il y a quelques jours, une autre consultation soutenue par l’AMF et publiée dans Le Parisien mettait en lumière que plus d’un édile sur deux se disait parfois sujet à des troubles du sommeil, tandis que 83 % admettaient que cette activité était « usante pour la santé ».
Un enchevêtrement administratif qui complique l’action des maires
Au-delà de cet enjeu de reconnaissance des maires, une autre problématique est posée par ce nouveau rapport : est-il vraiment juste de pointer du doigt les collectivités locales, dont les communes, comme certains des principaux responsables de la hausse des dépenses publiques ? Comme le rappelle Martial Foucault, « en 2024, les administrations publiques locales (APUL) ont dépassé de 3 % leur engagement de dépenses initiales contre 24 % pour l’État ». D’autre part, malgré l’excédent du dernier exercice, la situation apparaît sur les quarante dernières années encore plus contrastée. Entre 1984 et 2023, le déficit public des APUL n’a jamais franchi 1 % du PIB (0,35 % l’an dernier). Dans le même temps, celui de l’Etat a, lui, beaucoup fluctué sur la période, dépassant à plusieurs reprises les 6 % du PIB (5,5 % en 2023).
Après la mise en cause des collectivités formulée par Bruno Le Maire, début septembre, l’AMF avait évoqué plusieurs causes pour expliquer la hausse des dépenses des APUL, dont les communes. L’association avait renvoyé la faute sur les nouvelles dépenses mises « à la charge » des collectivités par « le gouvernement et le Parlement ». À l’inverse, des possibilités d’économies sont mises en avant par l’étude du Cevipof. L’enchevêtrement entre l’État et les collectivités territoriales sur certains dossiers est fustigé par les maires : 64 % d’entre eux estiment qu’il y a trop de doublons au sein de l’organisation administrative française. Ce « millefeuille territorial » avait déjà été mis en cause par le rapport Ravignon, remis au gouvernement en mai dernier. Selon les préconisations du maire (divers droite) de Charleville-Mézières, l’Etat aurait tout intérêt à revoir le fonctionnement de ce système, dont une évolution pourrait faire économiser jusqu’à 4,8 milliards d’euros aux communes.
Le mirage de l’autonomie financière
Dernier point saillant de cette enquête riche en pistes de réflexion : la marge de plus en plus réduite pour les communes pour prélever des recettes fiscales afin de financer des projets. « La suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales a renforcé le contrôle financier exercé par l’État sur les municipalités, dont les ressources dépendent désormais principalement de la dotation globale de fonctionnement (DGF) ou de la fiscalité transférée (en produits de TVA) », détaille Martial Foucault. Autrement dit : la possibilité pour les maires d’obtenir des ressources directement prélevées au niveau local n’est plus aussi aisée qu’auparavant.
Conséquence : la perception de leurs ressources est aussi plus dépendante de leur relation avec l’Etat. « Certes, les compétences exercées n’ont pas été retirées par l’État mais les moyens financiers de les exercer relèvent de moins en moins des acteurs locaux. La France a inventé un modèle de centralisation dans la décentralisation », poursuit l’universitaire. Comme un mirage, la part d’autonomie financière accordée aux collectivités, dont « les compétences étendues » en la matière sont inscrites dans la Constitution, semble se dissiper année après année. « Il faut arrêter de punir ceux qui dégagent de la capacité d’autofinancement, déplorait d’ailleurs de manière plus générale David Lisnard, ce lundi sur Public Sénat. […] À chaque fois, l’Etat vient piocher pour alimenter son déficit. »
Tous ces aspects, du manque de reconnaissance de l’Etat ressenti par les maires jusqu’à ces enjeux budgétaires, rejoignent finalement une nouvelle fois la question du statut des élus locaux dans la société. L’ensemble de ces problèmes pousse les élus à remettre en cause leur implication. C’est justement sur ce constat que Martial Foucault conclut son expertise. « L’impact négatif de la fonction de maire sur la vie personnelle a presque doublé en trois ans », note le spécialiste en sciences politiques. Selon lui, cette donnée traduit à la fois « une transformation du rapport à l’engagement pour des maires en activité professionnelle », mais également « une difficulté plus marquée pour les maires exerçant leur premier mandat ».