C’est l’histoire d’un homme qui, début janvier 2025, se présente aux urgences du centre hospitalier d’Avignon avec un « sentiment de mort imminente », une agitation psychomotrice et une agressivité inhabituelle. S’y associent une hypersialorrhée (hypersalivation), des douleurs diffuses, une anorexie totale évoluant depuis une semaine et une aversion pour tout contact avec l’eau (hydrophobie).
Ce patient n’a aucun antécédent de consommation de substances psychoactives et sa seule intervention médicale connue est une chirurgie cardiaque pour communication interventriculaire, réalisée dix ans plus tôt. Six mois auparavant, il s’est rendu au Maroc pour rendre visite à des proches.
Des symptômes déroutants à l’arrivée aux urgences
À l’examen clinique initial, on constate surtout une tachycardie majeure à 170 battements par minute, bien tolérée sur le plan hémodynamique. Les traitements médicamenteux restent inefficaces pour ralentir le rythme cardiaque. Les manœuvres vagales, ces gestes simples visant à stimuler le nerf vague pour freiner transitoirement la fréquence cardiaque, restent, elles aussi, sans effet. Les examens biologiques sont sans particularité, à l’exception de marqueurs cardiaques très élevés (NTproBNP et troponine), suggérant une atteinte myocardique.
Cette présentation clinique initiale fait évoquer un trouble psychiatrique et fait
suspecter une myocardite, ce qui conduit à de multiples expositions parmi les proches et les professionnels de santé. Mais l’état du patient s’aggrave rapidement, avec une fièvre à 39,7 °C, des sueurs profuses, une confusion croissante, des spasmes des muscles extenseurs du cou, des spasmes glottiques et une hydrophobie franche. L’angiographie cérébrale est normale, ce qui élimine certaines causes vasculaires ou lésionnelles.
Ce n’est qu’à ce stade que l’hypothèse d’une encéphalite rabique, c’est-à-dire d’une atteinte du cerveau par le virus de la rage, est envisagée. L’aversion pour l’eau est en effet un signe très évocateur, qui doit faire penser au diagnostic de rage.
Spasmes musculaires à la vue de l’eau
L’hydrophobie rabique correspond à des spasmes pharyngo-laryngés réflexes déclenchés par la vue, le bruit ou la tentative de déglutir un liquide, traduisant une inflammation du tronc cérébral, dans la forme dite « furieuse » de la rage. Celle-ci est caractérisée par une hyperactivité, une excitabilité, des hallucinations, des troubles de la coordination, une hydrophobie (peur de l’eau). Elle survient au cours de la rage encéphalitique (environ 80 % des cas), typiquement à un stade déjà avancé, et s’accompagne notamment d’hypersalivation. Les patients présentent de très grandes difficultés à avaler et parfois une véritable panique à l’idée de boire, ce qui a conduit historiquement à parler de « peur de l’eau ».
L’hydrophobie de la rage serait liée à l’atteinte par le virus de neurones situés dans une zone du tronc cérébral appelée noyau ambigu, qui participent au contrôle des réflexes de protection des voies aériennes. Leur dysfonctionnement entraîne une exagération de ces réflexes. Le tropisme du virus pour les noyaux du tronc cérébral et les structures limbiques rend compte à la fois des spasmes, de l’hyperexcitabilité et de l’anxiété majeure observés chez ces patients.
Revenons au cas de cet homme de retour du Maroc, dont l’âge n’est pas précisé. Une nouvelle discussion avec la famille révèle qu’il avait été mordu à la jambe par un chien, avec une plaie ouverte, six mois plus tôt, lors d’une visite familiale à Taza (à environ 120 km à l’est de Fès, dans le Maroc oriental). Il avait alors reçu une première injection de vaccin antirabique dans un hôpital local, mais la suite du schéma vaccinal n’a pas été réalisée après son retour en France. Cette information, capitale, n’avait pas été donnée d’emblée. En outre, le chien est mort deux jours après la morsure, un élément rétrospectivement très évocateur.
Les analyses PCR à la recherche du matériel génétique des agents habituels de
méningites et d’encéphalites sont négatives.
Une évolution fulgurante et fatale
L’évolution clinique est fulminante : le patient, en détresse respiratoire, doit être intubé en urgence et décède malgré les manœuvres de réanimation. Ce décès fait l’objet d’un rapport détaillé dans un article paru le 4 décembre 2025 dans l’International Journal of Infectious Diseases.
Les analyses PCR réalisées sur les prélèvements effectués avant le décès mettent en évidence l’ARN du virus rabique dans la salive et dans une biopsie cutanée. La recherche d’antigènes par immunofluorescence directe et la culture du virus de la rage à partir d’une biopsie cérébrale post-mortem se révèlent positives, confirmant ainsi le diagnostic de rage.
Le séquençage génétique montre que la souche appartient à la lignée Africa 1 et à un cluster de virus canins circulant dans le nord-ouest du Maroc, dans un triangle entre Benslimane, Sidi Kacem et Tanger.
Une enquête de santé publique d’ampleur
À partir du moment où la rage est confirmée, la question n’est plus seulement de savoir comment ce patient a été contaminé, mais aussi d’identifier les personnes ayant pu être exposées au virus rabique. Une enquête de santé publique est donc déclenchée afin d’identifier les sujets contacts, en milieu familial comme à l’hôpital.
Trente-deux membres de la famille et un guérisseur traditionnel sont évalués : 19 hommes et 14 femmes, âgés de 2 à 77 ans, dont trois enfants de moins de cinq ans.
Il apparaît que la plupart (91 %) des membres de la famille ont partagé nourriture et boissons avec le patient lors d’un grand repas familial, au cours duquel les convives mangent avec les mains dans un grand plat commun, ce qui expose potentiellement les muqueuses à la salive infectée. Certains rapportent que le patient a donné à manger aux enfants avec ses mains. Deux proches vivant sous le même toit indiquent avoir terminé les assiettes du patient. Trois membres de la famille ont essuyé sa salive sans aucune protection et une personne a embrassé à plusieurs reprises le visage du patient juste après son décès.
Aucun de ces sujets contacts n’avait bénéficié auparavant d’une vaccination préexposition contre la rage, malgré des voyages fréquents en Afrique du Nord. La prophylaxie préexposition (PPrE) est recommandée pour les personnes susceptibles d’être directement en contact avec des animaux potentiellement infectés.
Tous les sujets contacts ont reçu une vaccination antirabique selon le protocole dit de Zagreb, qui comporte quatre doses intramusculaires : deux doses à J0, une dose à J7 et une dose à J21 (J0 étant le jour de la première injection). Trois personnes ont également reçu des immunoglobulines antirabiques, en raison de contacts répétés avec la salive, dont l’une rapportait une griffure (plaie transdermique) par un chat potentiellement enragé en Turquie.
Quinze soignants, âgés de 22 à 40 ans, ont été évalués, aucun n’ayant jamais reçu de vaccination antirabique. Quatre d’entre eux n’ont pas été considérés comme à risque, les précautions standard ayant été respectées et leurs contacts avec le patient étant restés limités.
Deux médecins ayant réalisé l’intubation du patient, sans lunettes de protection et sans être certains d’avoir conservé leur masque durant l’ensemble de la procédure, ont reçu une prophylaxie post-exposition (PPE) associant vaccin et immunoglobulines antirabiques.
Deux étudiants en médecine, cinq infirmières et deux aides-soignantes ayant participé aux manœuvres de réanimation ont bénéficié d’une PPE par vaccination complète.
À noter que les deux aides-soignantes ont été griffées par le patient, mais sans saignement visible. La rage se transmet à l’être humain comme à l’animal par la salive, le plus souvent en cas de morsure, d’égratignure ou de contact direct avec les muqueuses (yeux, bouche) ou avec une plaie ouverte.
En pratique, tous ces soignants ont, à un moment ou à un autre, eu des contacts rapprochés avec le patient sans gants et/ou sans masque, et tous ont exprimé une grande inquiétude quant au risque d’avoir été exposés à la rage.
Au total, 44 personnes ont été considérées comme potentiellement exposées et ont reçu une PPE antirabique : 33 membres de la famille ou contacts communautaires (dont un guérisseur traditionnel) et 11 soignants (4 hommes, 7 femmes).
La rage est une zoonose due à des virus à ARN de la famille des Rhabdoviridae, genre Lyssavirus. Le virus est typiquement présent dans la salive des mammifères cliniquement malades et se transmet le plus souvent par morsure.
Le virus rabique est neurotrope : il infecte le système nerveux central, entraînant une inflammation progressive de l’encéphale et de la moelle épinière. Hormis quelques cas de survie décrits chez des enfants, l’issue est toujours fatale lorsque la maladie est déclarée. L’évolution conduit au coma puis à la mort en quelques heures à quelques jours.
En France, aucun diagnostic de rage n’a été posé chez un mammifère terrestre non volant en 2023. En octobre 2022, un cas de rage a en revanche été confirmé chez un chien à Évry, infecté par un virus Lyssavirus rabies de la lignée Africa 1. Par ailleurs, le Centre national de référence de la rage a détecté en 2023 une infection par un lyssavirus chez une chauve-souris (sérotine commune) provenant d’Ille-et-Vilaine.
« Depuis que la France a été déclarée indemne de rage chez les mammifères terrestres non volants en 2001, quatorze animaux de compagnie importés illégalement ont été détectés comme infectés : dix chiens et un chat originaires du Maroc, un chien d’Algérie, un autre de Gambie, ainsi qu’un chien trouvé sur un parking en Espagne, porteur d’un virus présentant une très forte homologie avec des souches identifiées au Maroc. Dans les 87 cas de rage survenus chez des voyageurs internationaux recensés dans la littérature mondiale depuis 1990, les principaux pays d’exposition étaient l’Inde, les Philippines et le Maroc », précisent dans leur article Maria Law Wun (Centre Hospitalier d’Avignon), Hervé Bourhy (Institut Pasteur, Paris), Philippe Gautret (IHU Méditerranée Infection, Marseille) et leurs collègues.
En 2023, en France, 3 016 personnes ont reçu une prophylaxie antirabique post-exposition, dont 70 % après une exposition survenue à l’étranger. Cela ne signifie pas qu’elles aient toutes été en contact avec le virus de la rage, mais que le risque de transmission ne pouvait pas être totalement écarté et qu’une prophylaxie a été instaurée par précaution.
Les auteurs rappellent qu’en France, la proportion de personnes consultant pour une prophylaxie antirabique post-exposition après exposition à un animal en Afrique du Nord n’a cessé d’augmenter : elles représentaient 35 % de toutes les expositions survenues à l’étranger en 2023, contre moins de 7 % avant 2017. Parmi les quelque 800 personnes blessées en Afrique du Nord et venues pour une prophylaxie antirabique post-exposition en 2023, 59 % avaient été exposées au Maroc.
Les deux derniers décès de voyageurs par rage en France faisaient suite à une exposition au Maroc
En France, l’avant-dernier cas mortel de rage a été notifié en 2023. Il s’agissait d’une patiente hospitalisée en réanimation au CHU de Reims, décédée dans un tableau d’encéphalite. Elle avait été mordue au talon par un chat au Maroc début août 2023 et n’avait pas bénéficié de prophylaxie post-exposition (PPE).
Le séquençage a montré un virus rabique (Lyssavirus rabies) de la lignée Africa 1, appartenant lui aussi à un cluster de virus canins originaires du Maroc. La rage étant endémique chez les chiens dans ce pays, le Maroc a déclaré à l’Organisation mondiale de la santé entre 15 et 23 cas de rage humaine par an entre 2013 et 2022.
En 2023, parmi les patients exposés à l’étranger, 947 (42 %) l’ont été en Afrique, 924 (41 %) en Asie, 216 (9,6 %) sur le continent américain et 146 (6,5 %) en Europe hors France. La proportion de voyageurs exposés en Asie était à nouveau en hausse en 2023 par rapport aux deux années précédentes.
Environ 94 % des patients exposés à l’étranger ont reçu une PPE. En revanche, en France, seulement 25 % des personnes exposées sur le territoire national ont été traitées, l’exposition à un animal domestique, en particulier le chien et le chat, restant le principal motif de consultation en 2023.
Les patients exposés aux chiens ou aux chats représentaient environ 75 % des consultants. Les expositions aux chauves-souris concernaient environ 15 % des patients, dont 65 % en France continentale, 33 % en Guyane (principalement avec des chauves-souris hématophages) et environ 1 % dans les autres territoires ultramarins.
Il n’existe pas de cas documenté de transmission interhumaine de la rage en dehors des transplantations d’organes. Les types d’exposition ayant motivé une PPE chez des contacts de cas humains confirmés de rage incluaient : le contact de salive infectée avec les muqueuses ou de petites plaies des mains, des contacts prolongés avec les liquides biologiques du patient avec des mains non gantées et une peau lésée, des expositions potentielles à la salive lors de baisers ou de partage de nourriture et de boissons, le contact de la peau intacte avec les fluides du patient, les morsures, les rapports sexuels, le partage d’effets personnels et les contacts indirects via des surfaces contaminées.
Selon les recommandations françaises, une PPE antirabique est indiquée pour les professionnels de santé participant à des gestes de réanimation, en particulier lorsqu’ils sont exposés aux sécrétions respiratoires et que les précautions standard (lunettes de protection, masque, gants) n’ont pas été correctement appliquées. Elle est également recommandée pour les personnes vivant au domicile du patient et pour toute personne ayant eu un contact direct avec sa salive ou d’autres liquides biologiques pendant la période de contagiosité.
Ce cas clinique n’est pas seulement la tragédie individuelle d’un voyageur décédé d’une maladie évitable. Il rappelle que la rage reste une menace bien réelle pour les voyageurs, y compris ceux qui se rendent chez des proches et qui, se sentant en sécurité en famille, sous-estiment souvent le risque rabique.
Il met en lumière plusieurs messages de santé publique essentiels : toute morsure ou griffure de chien ou de chat dans un pays où la rage est enzootique, c’est-à-dire constamment présente, doit conduire à une prise en charge immédiate, complète et rigoureuse, sans interruption du protocole vaccinal. Interrompre un schéma vaccinal après le retour au pays est une erreur qui peut s’avérer fatale, comme l’illustre dramatiquement ce cas.
Un délai d’incubation variable
L’individu atteint développe en général un tableau d’encéphalite après un délai d’incubation de l’ordre d’un à deux mois, mais celui-ci peut varier de moins d’une semaine à près d’un an, en fonction notamment du site d’inoculation du virus et de la charge virale inoculée.
Récemment, un autre cas de rage contractée par une touriste au Maroc a été rapporté. Une Britannique de 59 ans est morte en juin 2025 de la maladie après avoir été griffée par un chiot errant lors de vacances en février. Jugeant la blessure anodine, elle n’avait consulté aucun médecin ni reçu de prophylaxie postexposition. Quatre mois plus tard, elle a d’abord développé un mal de tête, puis, en l’espace de deux semaines, a perdu la capacité de marcher, de parler, d’avaler et de dormir avant de décéder.
L’OMS estime qu’environ 59 000 personnes meurent de la rage chaque année dans le monde.
Pour en savoir plus :
Wun ML, Grandbesançon D, Cano P, et al. Human Rabies in Avignon, France, following exposure in Morocco, 2025. Int J Infect Dis. 2025 Dec 4 : 108285. doi : 10.1016/j.ijid.2025.108285
Centre National Référence de la Rage. Bulletin 42 sur l’épidémiologie et la prophylaxie de la rage humaine en France. Année 2003. Institut Pasteur
Haut Conseil de la Santé Publique. Avis relatif au traitement post-exposition de la rage. Septembre 2020.
Manning SE, Rupprecht CE, Fishbein D, et al ; Advisory Committee on Immunization Practices Centers for Disease Control and Prevention (CDC). Human rabies prevention–United States, 2008 : recommendations of the Advisory Committee on Immunization Practices. MMWR Recomm Rep. 2008 May 23 ; 57 (RR-3) : 1-28.
Rage (Institut Pasteur)
Rage (OMS)
















