On reproche souvent au cinéma français d’être trop bavard, de délaisser l’approche visuelle pour se payer de mots. L’on ne compte plus les cinéastes paroliers, certains venus de la littérature, qui ont éprouvé le besoin de filmer, non pour raconter ou faire voir quelque chose, mais pour faire entendre une langue bien à eux : Sacha Guitry, Eric Rohmer, Jean Eustache, Marguerite Duras, entre autres exemples. Marcel Pagnol (1895-1974), lui, comme son contemporain Guitry, en a inventé une, certes indexée sur l’idiome chantant de sa Provence natale, pétrie d’expressions et de tournures caractéristiques, mais débordant de très loin le seul saupoudrage folklorique.
Après une rétrospective à la Cinémathèque française, à Paris, en juillet, dix films de l’écrivain-cinéaste, dont la fameuse « trilogie marseillaise », ressortent en salle, lors d’une semaine de calme plat cinématographique. Et ce, à la faveur des dernières restaurations, qui ont pour premier effet d’extraire ces classiques de leur gangue patrimoniale, essorés par des multidiffusions télévisées et des remakes rarement à la hauteur.
Faire entendre une langue, voilà qui n’est pas question de dialogues, même géniaux, mais surtout de mise en scène. Chez Pagnol, cela consiste à s’appuyer sur le décor provençal (campagnard, villageois ou citadin) pour ouvrir des espaces de discussion, agoras populaires ou recoins dérobés, où laisser la parole se développer jusqu’à plus soif. Un trait distinctif est la durée de ses films, qui poussent largement au-delà des deux heures : non parce qu’il y aurait beaucoup à dire, mais parce que le drame lui-même est de parole, et qu’il y a une véritable jouissance à en épuiser les possibles.
Logorrhée de fausses banalités
Dans La Femme du boulanger (1938), l’une de ses nombreuses adaptations de Jean Giono (Jean le Bleu, Grasset, 1932), l’argument tient sur un timbre-poste : à peine installé dans un village, un boulanger (Raimu) perd sa jeune et jolie épouse, qui s’enfuit avec le premier berger venu. Le corps du film, variation sur la figure du cocu, mi-bouffonne, mi-tragique, recèle surtout une homérique dépense de parole autour de l’événement : déni carabiné du boulanger, moqueries cruelles des villageois, mais aussi cancans, spéculations, digressions, plans tirés sur la comète, vont à un train d’enfer, sans que la situation évolue d’un iota. D’emblée, la langue pagnolienne dépasse la simple dramaturgie : elle est un torrent immodéré qui charrie toute une sociabilité (méridionale), tout un monde de relations et d’affects.
Il vous reste 65.3% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.