Le professeur Sergio Della Pergola est un démographe qui cultive les sentiments derrière les statistiques et pour qui l’histoire ne devrait pas être réservée aux historiens. « Pour la comprendre, il faut avant tout comprendre la vie », insiste ce chercheur italo-israélien interviewé en visio, depuis son bureau de Jérusalem. A ce titre, il défend sans relâche la thèse selon laquelle le champion cycliste Gino Bartali (1914-2000) a sauvé des juifs dans la région de Florence pendant la seconde guerre mondiale, en transportant des faux papiers sur son vélo, dissimulés dans des espaces exigus : les tubes du cadre ou l’intérieur de sa selle.
La thèse est approuvée par le comité du mémorial de Yad Vashem, qui lui a décerné le titre – posthume – de « Juste parmi les nations » en 2013. Ce chapitre résonne avec le passé du professeur Della Pergola, qui fut caché par des Justes fin 1943 dans la capitale toscane, à peine âgé d’1 an.
Le Tour de France a choisi de rendre un hommage nourri à son ancien double vainqueur (1938 et 1948), alors que l’épreuve s’élance de sa ville natale, samedi 29 juin. La première étape défilera ainsi devant la maison où Gino Bartali vit le jour. « Juste parmi les nations, c’est une histoire exceptionnelle », détachait Christian Prudhomme, rencontré à Paris, en février. Peu de sports ont connu pareille figure morale, protagoniste positif de « la grande histoire ». Le microcosme cycliste, et au-delà la société italienne tout entière, ont découvert ces « exploits » sur le tard, en mai 2005, cinq ans après la mort de Bartali, lorsque le chef de l’Etat transalpin lui a conféré la médaille d’or du Mérite civil, pour avoir « sauvé huit cents citoyens juifs » entre 1943 et 1944. Sa veuve et ses enfants semblaient apprendre cette immense nouvelle en même temps que tout le monde : le très catholique coureur, dit « Gino le Pieux », ne leur avait jamais rien confié.
La crainte des « racontars »
Mais les hommages se sont aussi heurtés aux soupçons. Et si le dossier Bartali avait été magnifié, voire monté de toutes pièces ? Les premiers doutes émergent en 2016 chez des historiens critiques des méthodes de Yad Vashem, qui a reconnu plus de 20 000 Justes à travers le monde. Première alerte : rien ne figure dans les archives catholiques, les sources habituelles de la résistance toscane. Aussi, ces spécialistes de la Shoah tentent de percer la genèse du mythe. La trace la plus ancienne est celle d’un docufiction diffusé par la RAI en 1985, The Assisi Underground, qui raconte un épisode de la résistance catholique autour d’Assise, en Ombrie.
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