La fête est triste, hélas, et les personnages en présence n’ont certainement pas lu tous les livres. Du Platonov de Tchekhov, qu’il adapte très librement, Cyril Teste fait une longue soirée qui tourne à vide, puis au tragique – au tragique à force de vide. Comme dans les films de Ruben Östlund, mais avec plus d’élégance et moins de cynisme, le metteur en scène fait sortir les monstres d’un grand corps collectif malade, contaminé jusqu’à la moelle par l’obsession de l’argent. Au point que l’amour et l’amitié y soient devenus impossibles.
Tout semble pourtant commencer dans la gaieté et l’insouciance d’une soirée d’été, sur le grand plateau nu, sans décor, où ont été disposées de grandes tables et une petite estrade pour le musicien qui va animer la soirée à coups de tubes disco et de bons vieux standards de rock. L’hôtesse, c’est Anna, une jeune veuve « pas dégueulasse », comme disent d’elle les personnages masculins de la pièce. Elle est criblée de dettes, et ne sait comment elle va pouvoir garder sa maison. Autour d’elle tournent les charognards, qui la veulent elle, veulent sa maison, ou les deux, ce serait mieux.
Alors elle va danser jusqu’au bout de la nuit, avec un côté « on achève bien les chevaux », tandis que, tout autour, quelque chose se corrompt, se brise et s’effondre dans cette petite société provinciale. Le catalyseur, l’agent perturbateur, l’astre noir de la pièce, c’est Platonov, le « petit Platon », surnommé ici Micha : il fera voler en éclats les mariages, y compris le sien, sortir la férocité des pères à l’égard des fils – des fils qui eux-mêmes peinent à échapper à la médiocrité –, jettera à la poubelle les sentiments quels qu’ils soient, y compris ceux qu’on lui porte. Il est porteur d’une lucidité stérile, comme on le serait d’un virus toxique.
Rituel sauvage
L’intelligence de Cyril Teste et de l’acteur qui joue Platonov, l’excellent Vincent Berger, c’est d’en faire l’un personnage sans flamboyance aucune, presque absent à lui-même dans son entreprise de destruction et d’autodestruction, dans ce monde qui ne demandait qu’une pichenette pour partir en vrille.
Poursuivant ses recherches sur la « performance filmique », un concept qu’il a inventé, Cyril Teste tisse le dialogue cinéma-théâtre de manière passionnante, comme toujours, dans les deux premières parties du spectacle, alors que, dans la dernière, le théâtre seul reprend ses droits, pour laisser libre cours à une sorte de rituel sauvage, où les personnages se défigurent, s’animalisent, tous leurs masques arrachés.
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