Mon regard a été attiré par une banale armoire électrique, place Saint-Michel, à Paris, portant une peinture au pochoir. En s’approchant, on découvre qu’il s’agit d’un portrait de Sophie Germain [1776-1831], appartenant à la série « Figures sixtines, les illustres du 6e ». Cette femme est-elle à ce point illustre ? On peut en douter. D’ailleurs, on ne dispose d’aucun portrait fiable, et l’artiste de rue Christian Guémy, alias C215, a dû faire preuve d’imagination pour la représenter. Les passants savent-ils qu’il s’agit d’une mathématicienne qui a dû se battre pour trouver sa place dans le milieu scientifique masculin du début du XIXe siècle ?
Imaginez une jeune fille parisienne, sortant probablement peu de chez elle pendant la Révolution, se prenant de passion pour les mathématiques en lisant deux livres improbables dans la bibliothèque familiale : Cours de mathématiques à l’usage des gardes du pavillon et de la marine, d’Etienne Bézout, et l’Histoire des mathématiques, de Jean-Etienne Montucla. L’Ecole polytechnique ouvre ses portes en 1794, mais ne les ouvre, bien sûr, que pour les garçons (et cela jusqu’en 1972).
Sophie Germain imagine un stratagème : elle invente un pseudonyme masculin, « Antoine Auguste Le Blanc », ce qui lui permet de correspondre avec le célèbre professeur Lagrange. Elle a même le culot d’écrire à Carl Friedrich Gauss, l’un des plus importants mathématiciens de tous les temps. Et ça marche !
Une véritable correspondance scientifique s’établit sur des questions de théorie des nombres. En 1806, elle craint pour la vie de son héros car les troupes de Napoléon vont passer par Brunswick, où habitait Gauss. Elle se souvient alors de la description par Montucla de la mort d’Archimède. Lors de la prise de Syracuse par les Romains, Archimède est concentré sur un problème de géométrie et répond imprudemment à un soldat : « Ne dérange pas mes cercles ! » Ce seraient ses derniers mots.
« Un noble courage »
Germain contacte un général de ses connaissances et lui demande de protéger Gauss, ce dont il s’acquitte. Mais Gauss déclare qu’il n’a jamais entendu parler de Germain et le pot aux roses est découvert : Sophie Germain et Antoine Auguste Le Blanc sont une seule et même personne. La lettre que Gauss envoie à la suite de cette révélation est magnifique et montre que tous les mathématiciens ne sont pas des machistes. En voici un extrait : « Lorsqu’une personne de ce sexe qui, par nos mœurs et par nos préjugés, doit rencontrer infiniment plus d’obstacles et de difficultés que les hommes à se familiariser avec ses recherches épineuses, sait néanmoins franchir ces entraves et pénétrer ce qu’elles ont de plus caché, il faut sans doute qu’elle ait le plus noble courage, des talents tout à fait extraordinaires, le génie supérieur. » Gauss connaissait notre langue !
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