Il existe assez peu d’images de Franz Kafka (1883-1924). Deux sont très souvent reproduites : sur l’une d’elles il porte un chapeau et n’est pas loin de sourire ; et sur l’autre, plus tardive, il fixe l’objectif avec un regard d’une profondeur assez troublante. Une profondeur directe, sans détour. Le noir de la pupille ressemble au noir d’une nuit totale, sans reflet. Kafka nous regarde et c’est un peu effrayant. Il semble nous adresser quelque chose – est-ce un son, une phrase, un message, une exhortation ? Ce qui transperce le regard ne se laisse aisément ni entendre ni décoder. On pense aux rêves dans lesquels on essaye de parler, sans qu’aucun son ne puisse sortir de nous. Ou à ce conte de Perrault, où l’une des filles voit sortir des diamants de sa bouche lorsqu’elle parle, l’autre, des crapauds et des serpents.
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde-Une vie, une œuvre : Franz Kafka l’insaisissable », juin 2024, en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Si Kafka pouvait ouvrir la bouche, qu’est-ce qu’il en sortirait ? Quand j’étais petite, son regard sur une carte postale, dans le bureau de mon père, provoquait chez moi des cauchemars. Quand je la regarde aujourd’hui, je comprends et je me dis qu’il faudrait sans doute tenir une telle image, un tel regard, hors des yeux des enfants. Que nous dit Kafka, quand il nous regarde ?
Kafka est mort il y a cent ans. Tenter d’entendre ce qu’il nous adresse aujourd’hui, c’est d’abord saisir cette temporalité-là. Un siècle nous sépare de sa disparition. Là encore se trame un insaisissable : est-ce loin, ou est-ce encore près de nous ? Kafka est à la fois classique et contemporain, il est d’un autre temps, mais il habite notre présent. L’année de sa mort, 1924, est justement une année d’entre-deux, si proche et si étrangère à la fois de ce qui arrivera juste après : le nazisme, la guerre, l’Occupation, l’extermination. En 1924, Kafka est dans sa quarante-et-unième année : ni jeune ni vieux, mais ce n’est pas un âge pour mourir.
Un mort-vivant
Plus profondément, j’ai le sentiment que le rapport de Kafka à la mort (et à la vie dans son revers) induit ce trouble, cette confusion. C’est comme si sa mort avait déjà eu lieu, lorsqu’elle est survenue. Kafka est un mort-vivant : il était mort de son vivant, il vivra après sa mort. Dans sa trajectoire, la mort ne dessine pas une coupure aussi nette que pour les autres hommes. La frontière est poreuse, comme toutes celles qui s’enchevêtrent dans son œuvre – entre le jour et la nuit, entre le régime de la réalité et celui de la fiction. Rien n’est fermement délimité. Kafka détestait cela, qui écrira cette phrase dans son Journal : « La solide délimitation des corps humains est horrible. » On ne sait pas si de sa bouche sortiront des diamants ou des serpents.
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