On observe un étrange effet miroir entre les sorties de cette semaine du 8 octobre et celles de la semaine précédente. À nouveau un des films majeurs du dernier Festival de Cannes (Nouvelle vague, après Un simple accident). À nouveau un film important sur des événements politiques au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Berlinguer, après Soundtrack to a Coup d’Etat). À nouveau un film fort à propos de la guerre en Ukraine (L’Invasion, après Honeymoon). Et à nouveau un film japonais détournant les codes d’un genre très balisé (Egoist, après Happyend).
Pas de conclusion particulière à cet effet de répétition, qui fait suite au doublon directement lié à la situation au Proche-Orient et au génocide en cours dans la bande de Gaza (Put Your Soul on Your Hand and Walk, le 24 septembre, après Oui, le 17 septembre). Chacun de ces films est singulier et mérite une attention pour lui-même. Mais l’ensemble témoigne de nombre des enjeux autour desquels se construit le cinéma contemporain, où le cinéma français brille par son absence.
«Nouvelle Vague», de Richard Linklater
Que le meilleur film français du dernier Festival de Cannes ait été tourné par un Américain n’est pas qu’une curiosité plus ou moins amusante. Il fallait sans doute un regard extérieur pour venir re-raconter un moment clé de l’histoire du cinéma français, de l’histoire du cinéma tout court.
Nouvelle Vague reconstitue méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long-métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, en 1959, juste après que son ami et collègue des Cahiers du cinéma, François Truffaut, a triomphé au Festival de Cannes de la même année avec son propre premier long-métrage, Les Quatre Cents Coups.
Toute une bande d’acteurs et actrices ressemblant plus ou moins aux modèles de l’époque, dûment identifiés par des cartons, incarnent Jean-Luc Godard, François Truffaut et les autres de la bande des Cahiers (Éric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette, la scénariste Suzanne Schiffman), Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg, le producteur Georges de Beauregard, Jean-Pierre Melville, les autres membre du casting et de l’équipe technique du petit film noir contant les tribulations amoureuses du gangster en cavale Michel Poiccard.
Au bout de la rue Campagne-Première (XIVe arrondissement de Paris), la mort toujours dégueulasse de Michel Poiccard, joyeusement restituée par Aubry Dullin en jeune et fringant Jean-Paul Belmondo. | ARP Sélection
Ils donnent vie à l’inventivité fébrile, à la certitude de vouloir sortir des sentiers battus de la réalisation et à l’incertitude vertigineuse quant aux moyens d’y parvenir qui présida à la naissance de ce qui se révélerait un des plus beaux films jamais réalisés, un des films les plus importants de l’histoire du cinéma.
Au centre de l’affaire, donc, un presque trentenaire arrogant et timide, manipulateur et sincère, audacieux et terrifié. Un amoureux fou du cinéma et un critique aiguisé au défi de passer aux actes après une décennie de virtuosité du commentaire et d’engagement polémique et passionné.
Doutant de tout et surtout de lui-même, en même temps intraitable sur ce dont il ne veut pas (à peu près toutes les règles de réalisation d’un film classique), faisant fi des bienséances et feu de tout petit bois technologique à portée de main, le Jean-Luc Godard du film comme son modèle multiplie les aphorismes et les dérobades.
L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat), caché dans la carriole avec sa caméra, et Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), en pleine inspiration durant le tournage d’une des scènes les plus célèbres d’À bout de souffle. | Capture d’écran ARP Sélection via YouTube
Le cinéaste américain Richard Linklater, qui a dit et redit que la découverte d’À bout de souffle a été pour lui une révélation qui a décidé de sa vie, a l’heureuse approche de beaucoup se moquer de son personnage principal, son ton pontifiant, son abus de citations, ses incertitudes élevées au rang de théorie révolutionnaire.
C’est pour mieux aimer et Jean-Luc Godard et ce qu’il a fait –ce qu’ils ont fait, lui, mais aussi Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg, le chef opérateur Raoul Coutard, l’assistant Pierre Rissient et toute la bande de joyeux (ou inquiets, ou furieux) embarqués dans cette aventure.
En noir et blanc somptueux, mais qui jamais n’imite les plans d’À bout de souffle, l’humour irrévérencieux et la (relative) précision historique nourrissent l’évocation d’un tournant dans l’histoire de la culture mondiale –mais oui, mais oui…– en évitant toute pompe et toute emphase à propos de ce jeune Franco-Suisse aux lunettes teintées qui en a été l’incarnation. Que ce soit extraordinairement joyeux est le meilleur hommage que l’on puisse rendre au film, à Jean-Luc Godard et à la Nouvelle Vague.
«Berlinguer, la grande ambition», de Daniele Segre
Qui se souvient de ce que fut ce qu’on appela le mouvement ouvrier, en Europe de l’Ouest jusqu’aux années 1980? Pas comme une notice de livre d’histoire ou de Wikipédia, mais comme l’engagement quotidien de dizaines de millions d’hommes et de femmes, durant plus d’un siècle, avec pour horizon un monde moins injuste et moins violent.
C’est ce qui frappe d’abord dans le film du réalisateur italien Daniele Segre et dans l’usage très fertile qu’il fait des documents d’archives filmées, insérés dans la reconstitution des dix dernières années de la vie d’Enrico Berlinguer (1922-1984), secrétaire général du Parti communiste italien (PCI).
Le secrétaire général du Parti communiste italien, orateur et stratège, incarné avec fougue par Elio Germano. | Capture d’écran Nour Films via YouTube
Interprété par l’acteur Elio Germano, le dirigeant qui défia les dogmes de sa famille politique avec l’invention du «compromis historique» est montré dans l’intimité de sa famille, comme dans les réunions avec les hommes de la vieille droite au pouvoir, en discussion avec des camarades ouvriers, face aux Soviétiques qui ne veulent pas de sa stratégie ou au siège du PCI, dans la liesse de progressions électorales impressionnantes.
Le scénario est construit sur la tension croissante entre une dynamique favorable qu’incarne avec chaleur et lucidité le charismatique patron du PCI et la convergence de ceux prêts à tout pour empêcher la victoire du projet politique qu’il défend: à la fois les Américains, les Russes, le patronat italien et le Vatican.
Cette tension atteint son point de rupture avec l’explosion des actions violentes de l’extrême gauche, explicitement présentée comme outil de ces puissances dominantes, et qui mènera au tournant tragique de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro (mai 1978), le dirigeant de la Démocratie chrétienne (centre-droit), avec qui Enrico Berlinguer était en train de sceller un accord.
Filmé de manière plus illustrative qu’inventive, Berlinguer, la grande ambition a un côté hagiographique qui en trace la limite. Et la recherche de son efficacité dramatique et le point de vue univoque adopté entraînent des raccourcis simplificateurs quant aux comportements des forces politiques italiennes de l’époque, y compris le PCI.
Mais la puissance du film, émotionnelle autant que politique et historique, est ailleurs. Elle est dans sa capacité à faire revivre ce qui fut un élan collectif d’une ampleur exceptionnelle, organisée dans la durée et territorialement, dont il ne reste pratiquement rien aujourd’hui, même pas le souvenir de ce que fut ce phénomène.
Présente dans le film, l’archive des obsèques d’Enrico Berlinguer, en juin 1984, trace d’un deuil bien plus vaste. | Nour Films
L’intérêt du film, tel qu’il est construit, tient aussi à sa façon d’interroger le rôle décisif d’un individu, sa capacité à incarner un mouvement et à en penser les stratégies. Il tient à la manière dont un comédien d’aujourd’hui prête ses traits à un dirigeant d’alors, dont il reste utile de se demander ce qu’il avait de singulier –notamment par comparaison avec qui prétendit incarner des idées similaires en France.
Il reste qu’avec les images d’archives du million et demi de citoyens italiens qui accompagnèrent le cercueil d’Enrico Berlinguer le 11 juin 1984, c’est le deuil non seulement d’un homme et d’un projet, mais d’une époque et d’un monde que la plupart de ceux qui y participèrent ne savaient pas alors qu’ils pleuraient. Nul besoin d’idéaliser cette époque et ce monde pour garder mémoire de ce qu’ils furent et en tirer des moyens de comprendre ceux d’aujourd’hui.
«L’Invasion», de Sergueï Loznitsa
En une vingtaine d’années, le cinéaste Sergueï Loznitsa s’est imposé comme une figure majeure du cinéma contemporain, selon trois lignes de force principales, le documentaire, le montage d’archives et la fiction. Porteurs de vision très créatives, il revient cette fois dans son pays, l’Ukraine, pour y assumer la plus modeste des positions, celle d’observateur de moments de l’existence de ses compatriotes soumis à l’agression russe.
Lorsqu’il réalisait Maïdan (2014), sur le soulèvement contre les autocrates corrompus affidés à Vladimir Poutine, ou Donbass (2018), sur la violence infligée par les Russes et leurs complices locaux dans la partie orientale de l’Ukraine déjà annexée par Moscou, il mettait un évidence des moments d’une grande intensité dramatique.
Cette fois, avec L’Invasion (présenté à Cannes en mai 2024), Sergueï Loznitsa pose calmement sa caméra dans vingt-deux lieux, face à vingt-deux situations particulières. Les séquences de funérailles –militaires, religieuses, familiales, amicales– de soldats morts au front scandent un film qui montre aussi la vie dans une école (où les classes sont en sous-sol), les discussions parfois tendues autour d’un point d’eau, la livraison par des bénévoles de matériel à des soldats isolés, un cérémonial qui consiste à se plonger dans l’eau à 3°C d’un lac, pour fortifier son énergie autant que son corps…
Un mariage en temps de guerre, un tour de danse entre deux tours d’active au front. | Capture d’écran Potemkine Films via Facebook
Et c’est comme un grand hymne à bouche fermée qui s’élève dans la succession de ces moments, de ces présences, de ces corps d’hommes, de femmes et d’enfants si divers et si vivants, de la vibration du chagrin, de la colère et du courage, de ce qu’il y a de dérisoire dans les blagues à la buvette, à quelques kilomètres de la ligne de bataille. Sergueï Loznitsa croit dans la multiplicité des puissances du cinéma, dans différents registres. Cette fois, le film se déploie à partir de ce qui peut sembler une approche minimaliste, d’observation de moments qui n’ont rien de spectaculaire.
C’est leur accumulation, avec de manière non ostentatoire l’extrême qualité du filmage, du travail du son et du montage, qui donne peu à peu un accès exceptionnel à l’expérience de la guerre au quotidien, vécue par des gens ordinaires placés dans des situations extraordinaires. Mais qui durent, se répètent et auxquels il faut sans cesse inventer, de mille façons souvent discrètes, souvent triviales, parfois lyriques ou même surdramatisées, comment opposer l’obstination de la vie.
«Egoist», de Daishi Matsunaga
S’il existe aujourd’hui un genre cinématographique construit autour des histoires d’amour gay, avec des variantes minimes venues de parties du monde très variées, il est rarissime d’en voir d’origine japonaise. Le Japon reste extrêmement en retrait pour ce qui concerne les relations homosexuelles et les communautés LGBT+ y subissent répression et déni dans des proportions très supérieures à ce qui advient en tout cas sur les continents européens et américains.
La rencontre entre le photographe de mode Kōsuke et le coach sportif Ryūta, si elle suit un cours d’abord prévisible, gagne donc à se produire dans un environnement inhabituel, où les codes propres à la culture gay et ceux, si puissants, de la culture japonaise, s’hybrident de manière singulière.
D’un couple à un trio, puis à un autre duo, par d’étranges et généreux trajets avec Hio Miyazawa (Ryūta), Yūko Nakamura (Shizuko) et Ryohei Suzuki (Kōsuke). | Art House Films
Mais Egoist n’est pas uniquement l’histoire de la relation entre Kōsuke et Ryūta. Après le développement, traité avec délicatesse, de ce qui permet et alimente cette relation comme de ce qui l’entrave, le film connaît une embardée qu’on se gardera de raconter, mais qui fait du film bien autre chose que ce qu’il semblait devoir être.
Il y a une joie de spectateur à voir un film qui semblait sur des rails prévisibles s’offrir ainsi un embranchement généreux, où la liberté du récit enrichit la générosité du propos et du regard. La manière dont le deuxième long-métrage de fiction de Daishi Matsunaga fraie ainsi son chemin, accomplissant le trajet prévu et qui contribue à éroder des blocages dans son pays tout en reformulant la perception des personnages et de leurs motivations dans la durée du film est tout à fait réjouissante.







