- La ville stratégique de Pokrovsk est-elle tombée aux mains des Russes ?
- Moscou l’affirme, mais Kiev assure que les combats se poursuivent.
- Militaire et historien français, le colonel Michel Goya explique à TF1info en quoi le contrôle de cette ville est important pour les deux armées.
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Ukraine-Russie : la perspective de négociations relancée ?
L’armée ukrainienne assure que les combats se poursuivent ce mardi 2 décembre à Pokrovsk, dont Moscou avait affirmé la veille que ses troupes l’avaient conquise. Des images de soldats russes brandissant leur drapeau au centre de cette ville de l’oblast de Donetsk ont été diffusées par le ministère de la Défense russe, mais Kiev dénonce une mise en scène.
La ville a fait l’objet d’intenses attaques depuis des mois, qui ont détruit des quartiers entiers, sa population passant de quelque 60.000 habitants avant la guerre à un peu plus d’un millier, selon les dernières estimations. Pokrovsk fait partie d’une « ceinture de forteresses » ukrainiennes pour bloquer la progression russe en direction de l’ouest. Plusieurs sont aujourd’hui menacées par une armée russe qui semble accélérer, puisqu’elle a réalisé en novembre sa plus grosse progression sur le front depuis un an, selon des données fournies par l’Institut américain pour l’étude de la guerre (ISW).
Le colonel Goya, historien militaire, rend compte d’un constat plus nuancé, et nous explique pourquoi la chute de Pokrovsk n’annonce pas forcément une progression effrénée de l’armée russe.
TF1info : En quoi le contrôle de la ville de Pokrovsk est-il stratégique, pour les Russes et pour les Ukrainiens ?
Michel Goya : Il y a deux aspects. Le premier est très simple, c’est que pour les Russes, depuis avril 2022, s’emparer définitivement du Donbass, c’était s’emparer de 5 villes de plus de 100.000 habitants. Severodonetsk et Lyssytchansk, dans l’oblast de Louhansk, ils s’en sont emparés dès l’été 2022. Il y a ensuite Kramatorsk et Sloviansk au nord, mais ils n’y sont pas encore. Au sud, il y avait le couple Pokrovsk-Myrnohrad, et bien sûr Marioupol qui était à ce moment-là assiégée. Une victoire, c’est soit vaincre l’ennemi sur le champ de bataille, soit s’emparer d’une ville importante. Donc pour l’instant, il n’y a pas beaucoup de grandes victoires enregistrées par l’armée russe.
Pokrovsk un nœud de communication et une base arrière
Pokrovsk un nœud de communication et une base arrière
Colonel Michel Goya
Avec la prise possible de Pokrovsk et Myrnohrad, distantes d’à peine 8 kilomètres, et qui représentaient plus de 100.000 habitants à elles deux avant la guerre, c’est donc une victoire symboliquement bonne à prendre pour Moscou, et qui faisait partie de ses objectifs dans la zone. En espérant se rapprocher ensuite de Kramatorsk, et de Sloviansk, où vivaient respectivement 150.000 et 105.000 personnes avant la guerre.
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Le deuxième élément, c’est que Pokrovsk est aussi un nœud de communication. Cinq axes majeurs qui sortent de la ville, un peu dans toutes les directions. La ville peut donc devenir une base arrière, où les forces russes pourront dissimuler du matériel, installer des dépôts, et s’en servir de point d’appui pour attaquer dans plusieurs directions.
Les Russes ont privé les Ukrainiens de ce « hub » logistique
Les Russes ont privé les Ukrainiens de ce « hub » logistique
Michel Goya
C’est aussi un avantage par défaut, dans la mesure où le siège de Pokrovsk a inversement coupé cet axe de communication pour les Ukrainiens, pour qui elle était justement aussi une base arrière. En résumé, les Russes ont privé les Ukrainiens de ce « hub
» logistique, et peuvent l’exploiter à leur tour.
Mais le problème pour eux, c’est que la conquête des villes est tellement lente. Ça fait déjà des mois qu’ils s’approchent du centre de Pokrovsk, qu’ils ont investi très progressivement. Les Ukrainiens ont eu le temps d’édifier toute une série de défenses plus à l’ouest. Ce n’est donc pas parce que les Russes vont réussir à s’emparer de Pokrovsk qu’ils vont être capables de percer les lignes dans toute la région. Ils vont retomber sur des lignes de défenses ukrainiennes très solides. C’est tout un échiquier de positions, de défenses en profondeur, qui a été mis en place, et qui sera très difficile à pénétrer pour les forces russes.
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Avec la chute de Pokrovsk, si elle est confirmée, quel est le prochain objectif russe ?
À court terme, l’objectif immédiat des Russes, c’est-à-dire en 2026, c’est Kramatorsk et Sloviansk. Avec la prise de ces deux villes, ils pourraient estimer avoir atteint un objectif stratégique majeur, dans l’optique d’une conquête complète du Donbass. Si cet objectif premier venait à être atteint, cela pourrait même être suffisant pour arrêter la guerre.
Mais quand vous regardez la carte des fortifications ukrainiennes, toute la région de Sloviansk et Kramatorsk, qui va jusqu’à Pokrovsk, c’est très solide maintenant. Ce sera très compliqué pour les Russes, quand vous voyez qu’ils n’arrivent toujours pas à dépasser Tchassiv Iar, au sud-ouest de Kramatorsk. Ce n’est pourtant qu’une colline qu’ils assiègent depuis un an. À ce rythme-là, et si rien ne change par ailleurs, toute l’année 2026 se sera écoulée avant qu’ils ne s’emparent de Kramatorsk.
Une victoire d’étape
La progression russe de novembre, qui serait la plus importante depuis un an, serait en fait un trompe-l’œil, par rapport à ce qui les attend ensuite ?
La prise de Pokrovsk, qui semble probable, serait bien une victoire d’étape pour eux. Ils plantent un drapeau russe sur une grande ville, et non sur un village au nom inconnu. Les Russes peuvent affirmer que le sens de l’histoire les porte. C’est une étape psychologique ou politique, parce qu’ils démontrent que les Ukrainiens peuvent les freiner, mais pas les stopper. Mais c’est une victoire beaucoup moins significative militairement. Ils ont conquis quelques kilomètres carrés de plus, après presque un an d’efforts.
Structure « en échiquier »
Est-ce que la chute de Pokrovsk induit des changements tactiques de la part des Ukrainiens ?
S’emparer d’une ville, comme on vient de le voir, c’est très compliqué et très long. Les Ukrainiens gagnent beaucoup de temps sur un siège comme celui de Pokrovsk, qui coûte aussi beaucoup en hommes aux forces russes. En revanche, la difficulté que rencontrent souvent les Ukrainiens sur le terrain, on l’a vu depuis le début du conflit en 2022, c’est de se retirer à temps. Ils utilisent une tactique qu’on appelle la « défense élastique », c’est-à-dire qu’ils reculent petit à petit, et gagnent du temps tout en infligeant des pertes.
Abandonner une ville, c’est un prix élevé à payer politiquement
Abandonner une ville, c’est un prix élevé à payer politiquement
Michel Goya
Mais cette méthode implique de savoir à quel moment se replier, et accepter de céder du terrain. Or, abandonner une ville, c’est un prix élevé à payer politiquement, et c’est toujours accorder une victoire à l’adversaire, même symbolique. Les Ukrainiens se sont parfois laissés piéger en ne se retirant pas à temps, et c’est là qu’ils ont subi des pertes importantes. Ce fut le cas en défendant un pont sur le Dniepr, où ils ont perdu l’équivalent d’une brigade en six mois. Des situations en partie dues à une mauvaise communication de la réalité de terrain aux états-majors.
Mais les Ukrainiens ont mis en place une nouvelle forme de défense, une structure en échiquier. Très en profondeur, avec des petites cellules qui sont très dispersées, très camouflées, appuyées par les drones. C’est comme ça qu’ils résistent pied à pied. Ce ne sont plus des lignes solides qui défendent ferme, mais un échiquier avec des pièces défensives et des pièces offensives. On l’a vu à Pokrovsk, avec deux échiquiers qui s’interpénètrent, ce qui rend parfois la situation un peu confuse, pour savoir qui occupe réellement le terrain.
Les Russes ont tendance à planter des drapeaux partout pour démontrer qu’ils tiennent le terrain, mais la réalité est souvent plus nuancée. Comme il y a relativement peu de fantassins qui sont engagés, de part et d’autre, ça donne un combat qui est à la fois long, très imbriqué, fluide… et toujours très incertain. Le plus important, pour les Russes, était d’arriver à encercler les trois quarts de la position, de façon à pouvoir avancer leurs drones, et pouvoir contrôler toutes les communications autour de Myrnohrad et Pokrovsk. À partir du moment où ils ont obtenu ça, le repli ukrainien devient inéluctable.
Et c’est le cas à Pokrovsk, justement…
Les Ukrainiens sont en réalité dans une manœuvre de repli. Ils veulent le moins de casse possible en se retirant, ce qui suppose d’opérer parfois des contre-attaques pour se dégager et récupérer toutes les forces qui sont dans la nasse. Les Ukrainiens continuent à combattre, comme ils l’ont déclaré lorsque les Russes ont affirmé tenir la ville, mais c’est essentiellement pour pouvoir se replier dans de bonnes conditions. Il y a aussi deux brigades à évacuer de la ville voisine de Myrnohrad, qui comprenait une garnison, et qui avec la chute de Pokrovsk va se retrouver presque totalement encerclée.











