L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
La Corse au cinéma, ça se joue généralement entre le rire et les armes, deux démonstrations antagoniques de la violence, expression que l’ethos insulaire ne dédaigne pas de cultiver. Deux pôles exemplairement incarnés ces dernières années par les réalisateurs Eric Fraticelli (Inestimable, 2023) et Thierry de Peretti (A son image, 2024). Le Royaume, premier et captivant long-métrage de Julien Colonna, se situe clairement dans la deuxième catégorie, sa nouveauté consistant − et ce n’est pas rien − à révéler un metteur en scène impressionnant.
Quarante-deux ans, études de sciences sociales, l’homme est à peu près vierge sur le terrain de la pratique et de la reconnaissance cinématographiques, beaucoup moins sur le plan biographique. Son nom évoque, pour tout Corse qui se respecte, la dernière grande légende du banditisme insulaire, Jean-Jérôme Colonna, mortellement « accidenté » en 2006, dont Julien n’est autre que le fils.
On pourrait se passer de l’information si Le Royaume n’était aussi expressément inspiré de cette filiation, et il importe justement de l’avoir à l’esprit pour mesurer à quel point Julien Colonna s’autorise de la fiction pour, en même temps, s’affranchir d’une certaine réalité. C’est, ici, l’histoire d’un père et de sa fille. Une ouverture giboyeuse et sanglante, économe du moindre mot, les réunit. Un retour de chasse, filmé avec une expressivité telle que l’on croirait en humer le fumet. Quatre hommes, filmés de dos, portent la bête. L’un se retourne, c’est une jeune fille. Un homme, dont la prestance évoque un chef de clan, lui donne le couteau par lequel elle saignera, puis éviscérera la bête. Un banquet suivra, au cœur du maquis.
Pressentir la menace
L’image vit, elle est heurtée et chaude, comme le sang qui sourd, comme la chair que l’on dévore. La composition sonore qui l’accompagne est pourtant déjà funèbre. Quelque chose de puissant, d’archaïque, se dégage de cette première séquence. Une sorte de rituel entre mise à mort et manducation vitale dont on pressent qu’il est programmatique du film qui vient. On ne tardera pas à apprendre qu’ils sont père et fille. Il faut pointer, ici, d’emblée, la présence saisissante de leurs interprètes, sauvagement castés sur l’île. Ils se nomment, tels l’alliance tranchante et suave du couteau et de la main, Saveriu Santucci et Ghjuvanna Benedetti. Le premier est guide sur le GR20. La seconde pompière volontaire. La question de savoir comment ils se transforment respectivement en chef de guerre ogresque et en bouleversante chasseresse aux yeux de biche appelle une réponse qui tient à la sorcellerie du cinéma.
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