Comme tous les ans, des centaines de milliers d’Argentins sont descendus, le 24 mars, dans la rue en hommage aux victimes de la dernière dictature militaire (1976-1983), l’une des plus brutales qu’ait connues l’Amérique latine. En 2024, la mobilisation a eu une charge symbolique particulière : pour la première fois depuis la transition démocratique, elle s’est déroulée sous un gouvernement qui relaie, produit et encourage les voix des nostalgiques de la dictature, au premier rang desquels la vice-présidente Victoria Villarruel, ancienne membre d’associations civiles visant à réhabiliter les tortionnaires condamnés pour crimes contre l’humanité.
L’enjeu autour de la date du 24 mars n’est pas seulement mémoriel : c’est au présent, en effet, que les Argentins assistent à une refondation du système politique et à une dérégulation totale de l’économie, menées à marche forcée par un président qui n’affiche aucune considération pour la démocratie.
Javier Milei est arrivé à la présidence par la voie des urnes ; néanmoins, cela ne suffit pas à l’inscrire dans le jeu démocratique. Preuve en est sa perception du champ politique qui se résume à un antagonisme entre les « bons Argentins » et la « caste », c’est-à-dire la classe politique traditionnelle, les syndicalistes, les journalistes et les fonctionnaires. Il rejette l’idée même de droits, de justice et de citoyenneté sociales, autant d’obstacles à la seule liberté qu’il reconnaît comme légitime et vertueuse, celle des forces du marché. Sa refondation de l’Argentine consiste à instaurer le règne sans partage des inégalités et un darwinisme social violent maquillé de méritocratie.
Age d’or censément perdu
Rien n’est plus éclairant sur le projet de Milei que la manière dont il l’assoit sur un récit sélectif et fantasmé du passé argentin. Toutes novatrices qu’elles prétendent être, les forces politiques sont porteuses de représentations du passé national. S’agissant des extrêmes droites, elles se plaisent à évoquer certaines périodes en termes de décadence et à présenter d’autres comme un âge d’or censément perdu. L’action politique devient alors plus une œuvre de régénération que de construction d’un avenir alternatif. Le président Milei ne déroge pas à cette règle.
Le rapport au passé du chef de l’Etat est marqué par sa condamnation générale de l’histoire nationale des XXe et XXIe siècles. Rien n’échappe à sa verve accusatoire : ni les premiers gouvernements démocratiquement élus (1916-1930), ni les gouvernements péronistes (1946-1955), qui, quelles que soient les critiques à leur apporter, ont bâti une citoyenneté sociale dans ce pays, ni les quatre dernières décennies de vie démocratique. S’il est vrai que la démocratie n’a pas tenu ses promesses et n’a pas su protéger tous les Argentins, le mépris et même la haine dans lesquels Javier Milei tient toute forme d’inclusion sociale se transposent dans un rejet de l’ensemble des processus historiques qui en sont à l’origine. La décadence argentine serait due à l’existence même de mécanismes étatiques de répartition des richesses qui ont permis aux catégories populaires et à leurs représentants (la « caste ») d’obtenir des avantages que le marché ne leur aurait pas spontanément octroyés.
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