vendredi, mai 3

Comment combler la distance entre mémoire officielle et mémoire collective lorsqu’un silence institutionnel dilue dans l’oubli des événements historiques pourtant avérés et connus de tous ? En réponse à cette question – et pour le cas du Cameroun –, l’écrivain Gaston Kelman propose une œuvre théâtrale, L’Immortel de Boumnyebel, Dialogue d’outre vie, consacrée au grand leader de la lutte pour l’indépendance : Ruben Um Nyobé (1913-1958).

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On notera d’abord cet « outre vie » – et non « outre-tombe » – dont il est question à propos de celui qui, après des mois de lutte pacifique d’abord, armée ensuite, fut tué par le pouvoir colonial français près de la localité de Boumnyebel. Avec ce sous-titre, l’enjeu du texte est annoncé : il s’agira moins de dessiner la biographie d’Um Nyobé que de réfléchir à la trace qu’il a laissée parmi la population camerounaise, ainsi qu’à l’inspiration que son militantisme suscite encore dans le contexte actuel, plus de soixante-cinq ans après sa disparition.

On notera également l’idée contenue dans le graphisme de couverture – certes assez malheureux – de l’ouvrage, représentation d’un visage défiguré, comme le fut celui d’Um Nyobé après que son corps eut été traîné au sol sur des kilomètres par ses meurtriers, qui voulaient marquer symboliquement l’anéantissement de son image.

Grandiloquence

Par la grâce de la fiction théâtrale, le « Mpodol » (« porte-parole », en langue bassa) revient donc d’entre les morts, en personnage fantôme hantant la conscience collective. Il est d’abord annoncé par un narrateur récitant, qui dresse son portrait : « Cet homme, Um était son nom, fils de Nyobé […] / Il usa de tous les recours pacifiques / Il traça dans la clandestinité la piste des étoiles / Jusqu’à l’avènement proche du grand soir […] / Ruben Um Nyobé, le Mpodol pour son peuple / Et pour tous les enfants de son pays naissant / Il sera la légende pour les siècles sans fin. » Avec de tels vers à la grandiloquence de griot, Gaston Kelman attribue d’emblée une aura de héros à Um Nyobé.

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Car il s’agit bien ici de rappeler la bravoure de celui qui passa d’ancien syndicaliste épris de justice et de paix à leader d’une vaste communauté de résistants anticoloniaux. Um Nyobé et ses pairs pensaient qu’après l’aide apportée à l’Europe pour se libérer de l’Allemagne nazie, l’Afrique pouvait prétendre à son tour à l’émancipation, autrement dit à l’indépendance. « Qu’ai-je donc demandé qui ne nous soit pas dû, qui ne soit pas légitime ou même qui soit exagéré ? A la tribune de l’ONU, dans la presse, dans les rencontres, j’ai demandé un droit reconnu par l’ONU : celui des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

Le propos de Gaston Kelman consiste à réhabiliter l’image faussée de ces « maquisards » désignés par le pouvoir colonial comme des terroristes et de les rétablir dans leur statut de héros d’une guerre de libération nationale. Au cours des cinq tableaux qui constituent la pièce, on circule entre l’époque actuelle et celle des années de lutte. Différents personnages se succèdent : un jeune journaliste en dialogue avec Um Nyobé, une femme enceinte que les forces militaires veulent pousser à trahir le leader, un prélat camerounais envoyé par le pouvoir central en négociateur pour faire renoncer Um Nyobé à la lutte…

Réhabilitation

Il s’agit donc, avec cette pièce, de jeter des ponts entre le passé et le présent et de permettre aux générations actuelles de se relier à ces héros, d’en restaurer la mémoire, de les élever au rang de références alors qu’ils sont absents des livres d’histoire au Cameroun. « Dans ce que je vais te dire, tout sera mémoriel et non historiel, dit le Mpodol au jeune journaliste. Plus que ce que je raconterai, tu entendras ce qu’il vous faut entendre pour bâtir ce rêve, cet imaginaire qui sert de base à toute construction identitaire, à toute nation, à tout peuple, à toute renaissance. Je vais te la conter. »

Il restera ensuite aux lecteurs ou spectateurs de la pièce à franchir une étape supplémentaire : trouver comment agir à leur tour dans l’intérêt de tous afin de construire l’avenir. « Chaque génération doit trouver sa mission », écrit l’auteur, reprenant les propos de Frantz Fanon.

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Connu pour ses essais – comme le fameux Je suis noir et je n’aime pas le manioc (2003) –, Gaston Kelman apporte avec ce texte une contribution au besoin de réhabilitation historique qui s’exprime de plus en plus en Afrique. En choisissant de le publier au Cameroun, au plus près du premier public concerné, il rejoint l’espace littéraire ouvert en son temps par Mongo Béti (Remember Ruben, 1974) et plus récemment par des auteurs et créateurs comme Hemley Boum (Les Maquisards, 2015) ou encore, du côté de la création musicale, Blick Bassy avec l’album 1958. Ainsi se reconstruisent d’œuvre en œuvre les figures d’Um Nyobé et de ses pairs maquisards. Et le savoir historique se complexifie pour le bien de tous.

L’Immortel de Boumnyebel, Dialogue d’outre vie, de Gaston Kelman, éd. Proximité (Yaoundé), 180 pages.

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