samedi, mai 4
Dans une discothèque de Moscou, en 1993.

« Espèces dangereuses », de Sergueï Shikalov, Seuil, 224 p., 19 €, numérique 14 €.

Sergueï Shikalov avait 7 ans en 1993, quand l’homosexualité a été dépénalisée en Russie. Il en avait 30, en 2016, quand il a quitté son pays pour la France : « Personne ne nous obligeait à fuir. Personne ne nous chassait. Mais tout le monde nous avait fait comprendre que la “nouvelle” Russie n’avait pas besoin de gens “comme nous”. Elle n’en voulait pas. » Entre ces deux dates s’est ouverte une parenthèse d’une dizaine d’années au cours desquelles il fut à peu près possible d’être homosexuel dans l’espace public russe, en tout cas au sein des grandes villes. Une ­parenthèse précédée, jusqu’au tournant du millénaire, par une période où faire profil bas restait une nécessité pour ceux qu’on ­appelait encore avec mépris des goloubyïé (des « bleus »), et suivie d’une « dégringolade » dont il fut d’abord difficile de prendre ­conscience pour ceux qui avaient cru leurs libertés acquises.

De cette décennie d’émancipation, Espèces dangereuses ranime magnifiquement le souvenir. ­Sergueï Shikalov le fait en français, cette langue aux « constructions syntaxiques inconcevables pour ses parents » – comme l’était restée, malgré tout, l’hypothèse d’avoir un enfant gay.

Parmi les subtilités inconnues du russe que le français autorise, Sergueï Shikalov s’appuie particulièrement, dans ce premier ­roman, sur le « on », qui permet de renvoyer à une « catégorie sociale » en restant au plus près de l’expérience individuelle, d’aller du général au particulier, et, en retour, de multiplier les narrateurs sans troubler la lecture. Ce « on » floute les visages tout en autorisant les plans resserrés, qui restituent au plus près les sensations, les gestes, les émotions, les rites intimes et partagés ; il sert avec une égale efficacité le glissement vers la mélancolie ou le sarcasme.

Rendre l’écoulement du temps

Il contribue ainsi à faire ­d’Espèces dangereuses une sorte d’autobiographie impersonnelle et collective, comme l’était Les Années, d’Annie Ernaux (Gallimard, 2008), qui passait du « elle » au « on » et au « nous » . Ce rapprochement avec le chef-d’œuvre de la Prix Nobel de littérature 2022 n’est pas qu’une affaire de troisième personne. Il tient aussi à une manière de rendre l’écoulement du temps par des événements historiques comme par la mention de chansons (celles de Mylène Farmer en tête, qui n’ont pas joué un petit rôle dans l’intérêt de l’auteur pour le français) ou par l’évocation d’objets – vêtements, lunettes, gels coiffants… – et d’avancées technologiques – on assiste ici à la transition des CD-ROM vers les fichiers MP3, des forums de rencontre aux sites spécialisés, puis aux applications.

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