La fuite d’images est inédite. Elle émane des bas-fonds du système carcéral du maréchal Khalifa Haftar, à la tête de l’autoproclamée « Armée nationale libyenne » (ANL), qui règne d’une main de fer sur un vaste pan du territoire libyen. Plusieurs vidéos, filmées clandestinement dans la prison de Qarnada, située près de la ville de Shahat, à environ 200 km au nord-est de Benghazi (est), ont été diffusées sur les réseaux sociaux puis massivement reprises par les médias libyens et du monde arabe. Elles montrent des scènes de torture et des traitements dégradants perpétrés sur les prisonniers.
Sur l’une d’elles, on entend d’abord le claquement d’un fouet, puis des cris. Alors que la caméra est posée à même le sol pour filmer sous une porte, on aperçoit un geôlier, habillé d’un tee-shirt blanc, d’un pantalon et de bottes militaires, asséner une pluie de coups à un prisonnier vêtu d’un simple caleçon blanc. Les mains attachées à une grille, le supplicié hurle, se tordant de douleur. « Tais-toi espèce d’animal ! », le somme l’un des gardes. Sur une autre vidéo, des détenus sont placés de force en position de gainage, avant-bras sur le sol. L’un d’eux, visiblement âgé, peine et tente d’expliquer sa condition au garde, avant de recevoir des coups de fouet.
Au total, au moins six séquences différentes, filmées au téléphone portable, ont été diffusées. Si la source de la fuite demeure inconnue, des éléments permettent d’attester de la véracité des images. Tout d’abord, le dialecte libyen oriental parlé par les gardes, dont plusieurs portent des uniformes de la police militaire libyenne. « Le lieu des incidents de torture a été identifié comme étant le rez-de-chaussée de la prison, communément appelé “aile de l’administration pénitentiaire” », précise l’organisation Libya Crimes Watch. « Les vidéos ne représentent qu’une petite partie des atrocités qui s’y déroulent », a commenté Ali Alaspli, militant libyen des droits humains et ancien prisonnier, sur le réseau social X.
Dans un communiqué publié mardi 14 janvier au soir, la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) a demandé l’ouverture d’une « enquête immédiate » sur ces actes de torture, se disant « alarmée » par ces images « choquantes » et condamnant « fermement » ces actes qui constituent « une violation grave du droit international ».
« La Saydnaya libyenne »
Des images de torture circulent régulièrement en Libye. Des migrants subsahariens sont soumis à d’atroces violences, comme en témoignent les images publiées sur les réseaux sociaux de Naima Jamal, une Ethiopienne de 20 ans torturée dans le sud du pays. Mais à Qarnada, le fait que les détenus soient libyens et enfermés dans une prison de l’Etat – et non dans des centres de détention plus ou moins officiels – a suscité de vives réactions d’internautes locaux. Certains l’ont décrite comme la « Saydnaya libyenne », en référence à la terrible prison du régime déchu syrien, au nord de Damas.
« Isoler un détenu, le battre, le torturer est un acte d’extrême lâcheté, un acte de guerre commis par les forces armées », dénonce Mohamed Buisier, politicien et homme d’affaires réfugié aux Etats-Unis, dans une vidéo publiée sur Facebook. Cet ancien conseiller du maréchal Haftar appelle l’autocrate à prendre « des mesures décisives et fermes en faveur des détenus et pour leur rendre justice », ainsi que contre les responsables de ces actes de torture. Selon le média en ligne libyen Fawasel, sept membres de l’administration de la prison de Qarnada et de la brigade Tareq Bin Zeyad, une milice intégrée à l’ANL et régulièrement accusée d’atteintes aux droits humains, ont été arrêtés mardi à la suite de ces révélations.
« Ce qui a choqué les Libyens, c’est de voir une telle violence de manière explicite dans des vidéos que l’on sait indéniables », analyse Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute, à Londres : « Ce n’est pas la même chose que de recevoir un rapport basé sur des témoignages. Les réactions sont donc émotives, mais il n’y a pas de réelle découverte sur ce qui se passe dans cette prison. Cela est connu. »
« Nous recevons fréquemment des témoignages de torture et de mauvais traitements à Qarnada », confirme Diana Eltahawy, directrice adjointe d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord : « Certaines des méthodes les plus fréquemment rapportées sont similaires aux scènes montrées dans les vidéos, telles que les coups avec divers objets, l’humiliation des individus, les insultes verbales, mais aussi des suspensions en l’air. Il s’agit également de refus prolongés de visites et de communications avec les membres de la famille. »
« Réduire les opposants au silence »
La mission d’enquête indépendante des Nations unies évoquait en 2023, dans son rapport, « la détention arbitraire prolongée, des meurtres, des actes de torture, des viols et d’autres actes inhumains » à Qarnada et dans d’autres prisons sous le contrôle de Khalifa Haftar. Elle estimait avoir des « motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité sont commis dans ces prisons », avec l’objectif, notamment, « de réduire au silence les opposants idéologiques, les journalistes, les militants et les personnes critiques ou perçues comme critiques à l’égard de l’ANL », citant le cas de deux militants, Ahmed Mustafa et Ali Alaspli.
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En avril 2024, le journaliste et écrivain Siraj Daghman, critique du régime Haftar, est décédé dans des conditions mystérieuses lors de sa détention dans un centre près de Benghazi.
Outre l’aile pour les détenus de droit commun, la prison de Qarnada est composée de deux sections sous le contrôle de l’agence de sécurité intérieure et de la police militaire. Lors de la reprise par les forces armées du maréchal Haftar des territoires contrôlés, à partir de 2014, par l’organisation Etat islamique (EI) et Al-Qaida, de nombreux djihadistes ou sympathisants, réels ou supposés, y ont été incarcérés sur la base parfois de simples soupçons. Des voix critiques du régime y ont également été enfermées.
« La plupart des personnes détenues n’ont jamais eu de procès équitable devant un tribunal civil, observe Diana Eltahawy. S’il y a eu des procédures, elles se sont déroulées devant des tribunaux militaires qui ne peuvent être considérés comme impartiaux et indépendants de quelque manière que ce soit, puisqu’ils font partie de l’ANL. »
Les violences perpétrées à Qarnada ne font pas exception dans le système carcéral libyen. « C’est une chose qui est malheureusement systématique à travers la Libye, à l’est comme à l’ouest, quels que soient les groupes armés qui contrôlent les centres de détention », regrette la responsable d’Amnesty International, citant plusieurs milices liées au « gouvernement d’union nationale », reconnu par la communauté internationale et siégeant à Tripoli (ouest). « Pour changer les choses, il faut briser le cycle de l’impunité qui caractérise la Libye post-Kadhafi », préconise-t-elle.