« Du même à l’autre. Deux cours sur Husserl, 1963 », de Jacques Derrida, Seuil, « Bibliothèque Derrida », 220 p. 24,50 €, numérique 18 € (en librairie le 8 novembre).
On a tendance à oublier que beaucoup de penseurs appartenant à la même génération que Jacques Derrida, qualifiés de « critiques » ou de « radicaux » pour leurs engagements politiques, ont été aussi de patients lecteurs et d’admirables enseignants. On le redécouvre avec la publication des deux cours de 1963 consacrés au philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) et prononcés en Sorbonne, alors que Derrida, à 33 ans, débutait sa carrière de professeur, déjà doté d’une pensée bien à lui. Cette époque est marquée par un relatif épuisement de la phénoménologie, la voie tracée par Husserl pour la philosophie, et ces deux textes jusque-là inédits constituent un important jalon dans cette discussion.
Husserl entendait instituer la phénoménologie en méthode d’une philosophie entendue, contre la métaphysique, comme « science rigoureuse ». Selon cette méthode, le vrai et l’absolu se rencontrent exclusivement dans la conscience, laquelle, loin d’être passive, constitue ce qui se présente à elle. Se voit ainsi récusée la distinction classique qui, de Platon à Kant, a opposé le « phénomène » (confondu avec l’apparence) à la « chose en soi » – Husserl qualifie lui-même son geste théorique de « retour aux choses mêmes ». Ce monde réduit systématiquement à un « ego », un moi qui ne se confond pas avec celui des individus, s’atteint par la « mise entre parenthèses » du réel. Mais cette recherche de la vérité bute sur la menace du « solipsisme ». S’il n’y a d’autre réalité que celle du seul sujet pensant, comment peut-il y avoir une vérité valable pour tous ?
C’est cette question lancinante qui a préoccupé le dernier Husserl et amené la plupart de ses disciples français, Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas notamment, à explorer d’autres voies que la sienne. La réflexion du premier Derrida s’inscrit dans cette révision où, d’emblée, il va adopter une position originale. Ces cours se situent en effet entre son premier texte publié − Introduction à L’Origine de la géométrie (PUF, 1962), traduction longuement commentée d’un texte de Husserl − et la respectueuse critique qu’il va adresser à Emmanuel Levinas dans un volumineux article de 1964. Aussi célèbre qu’essentiel à qui veut saisir les premiers chemins derridiens, ce texte s’intitule « Violence et métaphysique » (repris dans L’Ecriture et la Différence, Seuil, 1967), et certains de ses éléments se trouvent développés dans les cours de la Sorbonne.
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