Peut-on en un trait de plume gouverner une démocratie comme les États-Unis? C’est l’impression donnée par Donald Trump lorsqu’il se met en scène, quasi quotidiennement, en train de signer des décrets présidentiels (executive orders) dans le Bureau ovale.
Particulièrement utilisées par les présidents américains en début de mandat, ces directives n’ont pas besoin de recevoir l’approbation du Congrès pour être appliquées. Mais en contrepartie, elles peuvent être rapidement annulées par le président suivant.
Depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump en a signé plus d’une centaine, très exactement 103 au 28 mars selon le journal officiel du gouvernement fédéral. Déjà en 2016, il avait signé 32 décrets durant ses 100 premiers jours, bien plus que ses prédécesseurs Barack Obama (19), George Bush (13) et Bill Clinton (13) sur la même période.
« Au cours des six dernières semaines, j’ai signé près de 100 décrets et pris plus de 400 mesures exécutives – un record – pour rétablir le bon sens, la sécurité, l’optimisme et la richesse dans tout notre merveilleux pays », s’est félicité Donald Trump devant le Congrès le 5 mars dernier.
Un cadre juridique à respecter
Certains décrets ont une visée surtout symbolique, témoignant de la ligne idéologique de la nouvelle administration. Donald Trump a ainsi renommé le golfe du Mexique en golfe de l’Amérique ou encore donné à un parc naturel le nom de Jocelyn Nungaray, une enfant tuée par des migrants sans-papiers au Texas.
D’autres décrets ont des conséquences beaucoup plus lourdes sur l’État fédéral et la vie des Américains: création du Doge, la commission aux mains d’Elon Musk chargée des coupes budgétaires dans l’administration, instauration de droits de douane, retrait de l’accord de Paris sur le climat…
Si Donald Trump brandit ces décisions comme une preuve de son volontarisme, plusieurs risquent de ne jamais être appliquées. “Les executive orders doivent être respectueux des textes qui leur sont supérieurs: la Constitution d’une part et la législation votée par le Congrès d’autre part », rappelle Julien Boudon, professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay et spécialiste des États-Unis. « Si ce n’est pas le cas, ils peuvent être contestés en justice. »
Or pour Donald Trump, “ce qui compte n’est pas de savoir si ses décisions sont légales, mais de montrer aux Américains qu’il est dans l’action contrairement à Joe Biden”, qu’il surnommait « Sleepy Joe » (« Joe l’endormi »), poursuit l’enseignant auprès de BFMTV.com.
Grande promesse de campagne de Donald Trump, la remise en cause du droit du sol a ainsi été bloquée par la justice presque aussitôt après avoir été décrétée. Le milliardaire républicain voulait abolir ce droit pour les enfants nés de parents sans-papiers ou titulaires de visas temporaires.
“Il s’agit d’un ordre manifestement inconstitutionnel », a déclaré le juge John Coughenour, l’un des quatre magistrats à avoir suspendu le décret – une décision confirmée en appel.
« Je suis juge depuis plus de quarante ans et je ne me souviens pas d’une autre affaire dans laquelle la question posée est aussi claire que celle-ci », a-t-il ajouté. Le droit du sol est en effet un principe consacré par le 14e amendement de la Constitution des États-Unis, appliqué depuis plus de 150 ans.
Principe d’égalité
Les décrets du président américain ciblant les personnes transgenres ont subi le même sort. Mi-mars, une juge fédérale a suspendu l’interdiction des personnes transgenres dans l’armée, invoquant le principe d’égalité.
« Exprimer une fausse ‘identité de genre’, divergente du sexe d’un individu ne peut satisfaire aux normes rigoureuses nécessaires au service militaire », pouvait-on lire dans le décret signé par Donald Trump, censé donner priorité à « l’excellence militaire ».
Citant la Déclaration d’indépendance des États-Unis selon laquelle « tous les êtres humains sont créés égaux », la juge de Washington Ana Reyes a accédé à la demande d’un groupe de personnes transgenres, militaires ou souhaitant le devenir, qui avaient contesté le texte en justice.
Dans cette croisade du républicain contre « l’idéologie transgenre », d’autres justiciables ont obtenu gain de cause. Deux détenues transgenres, transférées de force dans une prison pour hommes en vertu d’un décret sur la « vérité biologique », ont ainsi pu retourner dans leurs cellules pour femmes grâce à une décision de justice.
Le juge fédéral de Washington, qui a aussi bloqué l’incarcération de douze prisonnières transgenres dans des établissements pénitentiaires pour hommes, s’est opposé à ce transfert forcé en invoquant le huitième amendement de la Constitution américaine, qui interdit les « peines cruelles et inhabituelles ».
Dans le Maryland enfin, un autre juge a bloqué le décret de Donald Trump restreignant les soins de réassignation de genre pour les jeunes de moins de 19 ans.
Longue bataille judiciaire
La liste des décisions de Donald Trump contestées en justice, compilées dans cet article du New York Times, est déjà très longue. Elle ne se limite d’ailleurs pas aux décrets signés personnellement par le président, mais englobe aussi des mesures prises plus largement par son administration.
Mais cette première vague de blocages n’est que le début d’une longue bataille judiciaire. “Pour l’instant ce sont surtout des référés. Le juge prend des mesures conservatoires et suspend d’entrée de jeu la mesure si elle lui semble illégale avant de juger au fond”, explique Julien Boudon.
En cas de décision défavorable, l’administration Trump peut ensuite faire appel, et en dernier recours en appeler à la Cour suprême, gardienne de la Constitution. Mais celle-ci se saisit des affaires de manière discrétionnaire, rappelle Julien Boudon.
Contredit sur le droit du sol, Donald Trump a ainsi demandé à la Cour suprême de limiter la portée des décisions des différents juges fédéraux aux seules personnes directement concernées, à savoir celles qui ont saisi la justice. Dénonçant une « épidémie » de blocages, il a accusé les juridictions fédérales de s’arroger ainsi le « pouvoir de gouverner tout le pays et maintenant le monde entier » et leur demande de mettre fin à ce qu’il décrit comme une dérive.
A minima, l’administration Trump exhorte la Cour suprême à permettre aux agences fédérales d’élaborer et de publier des directives quant à l’application du décret présidentiel, ce qui leur est pour le moment interdit.
Ce vendredi, Donald Trump en a aussi appelé à la Cour suprême pour l’autoriser à expulser des migrants grâce à une loi d’exception réservée aux temps de guerre.
Une Cour suprême conservatrice, mais pas forcément clémente
La Cour suprême accédera-t-elle aux souhaits de Donald Trump? Depuis le premier mandat du républicain, l’instance est composée de six conservateurs – dont trois nommés par Donald Trump – et trois progressistes. Pour autant, cela ne signifie pas qu’elle va automatiquement rendre des décisions favorables au président républicain.
« Je pense que la Cour suprême va faire un barrage utile et précieux en faisant respecter la rule of law, l’état de droit », estime le spécialiste du droit américain Julien Boudon.
Elle a d’ailleurs déjà infligé un revers à Donald Trump depuis son retour au pouvoir. Le 5 mars, elle a rétabli une décision de justice sommant l’administration de reprendre les versements dus à des organisations d’aide internationale, d’un montant estimé à entre 1,5 et 2 milliards de dollars.
Preuve qu’une sensibilité conservatrice ne vaut pas un chèque en blanc à Donald Trump, deux magistrats conservateurs ont joint leur voix à leurs trois consœurs progressistes: le président de la Cour, John Roberts, et la juge Amy Coney Barrett.
Cette dernière, nommée par Donald Trump, avait voté pour la révocation de l’arrêt Roe v. Wade, mettant fin à la protection fédérale de l’avortement. Mais elle avait aussi rejeté l’ultime recours du républicain dans l’affaire des paiements à l’actrice X Stormy Daniels.
Quant à John Roberts, il a recadré le 19 mars le président après que ce dernier avait appelé à « destituer » un juge ayant contré des expulsions de migrants. « La destitution n’est pas une réponse appropriée à un désaccord à propos d’une décision de justice », a rappelé le juge dans un rappel à l’ordre très rare de la part de la plus haute juridiction américaine.
Reste désormais à savoir si Donald Trump, premier président américain condamné au pénal, se pliera à la décision des juges. Le président américain a déjà défié l’institution judiciaire en expulsant 200 membres présumés d’un gang vénézuélien vers le Salvador malgré l’avis d’un juge. « Je me fiche de ce que les juges pensent », avait rétorqué Tom Homan, le « monsieur frontières » de Donald Trump.
Article original publié sur BFMTV.com