L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Pour certains, l’œuvre de Hong Sang-soo s’est engouffrée dangereusement sur la pente de l’amateurisme. Pour d’autres, l’attachement à ses films n’a fait qu’accroître à mesure qu’ils se faisaient plus vulnérables, se délestant des pesantes infrastructures du cinéma. L’avènement du numérique fut pour le Sud-Coréen l’occasion d’assimiler sa pratique à celle du peintre, assumant à lui seul le processus de création. Hong Sang-soo voue une admiration sans borne à Cézanne, et quelque chose dans le dépouillement progressif de ses films n’est pas sans évoquer la façon dont le Provençal s’est rapproché du motif. In Water, présenté à la Berlinale en février 2023, marque dans cette recherche une nouvelle étape qui affirme la dimension plastique de son cinéma. Et qui, comme tout film de peintre, donne véritablement la berlue.
La trame est si mince qu’elle semble à peine racontable, sinon comme une petite fable au ras des pâquerettes. Trois jeunes gens – deux garçons et une fille – sont réunis sur l’île de Jeju pour tourner un film à tout petit budget. Mais les repérages piétinent en raison des atermoiements du réalisateur Seongmo (Shin Seok-ho) qui écrit au jour le jour. Il a investi ses économies dans ce séjour prévu pour durer une semaine, peut-être plus, qui sait.
Alors la petite équipe lambine, au risque de se déliter, entre la maison de vacances louée pour l’occasion, le bord de mer, les rues de la ville. On mange, on tente deux-trois bouts d’essai, on se balade, et puis… pas grand-chose. Jusqu’au moment où Seongmo aperçoit, au bas d’un rocher, la silhouette d’une femme ramassant des déchets, et se précipite pour lui parler. La rencontre fait naître une émotion, l’émotion une idée de scénario, et le tournage peut enfin commencer.
Un étrange brouillard perceptif
A travers cette équipe errante en attente d’une illumination, l’on reconnaîtra quelque chose de la méthode Hong Sang-soo (lui aussi déclare écrire ses scènes au jour le jour), et pourquoi pas une profession de foi artistique, celle d’un cinéaste qui s’en remet aux hasards et accidents. En racontant un tournage fauché, le film expose par reflet quelque chose de ses propres conditions de fabrication, une façon pour Hong Sang-soo d’abolir un peu plus la distance qui sépare la fiction du plateau. Tout comme à la fin de La Romancière, le film et le heureux hasard (2022), un petit « film dans le film » montrait le cinéaste offrant un bouquet à son actrice.
Avec In Water, Hong Sang-soo ose surtout ce qui pourrait passer pour un suicide artistique : plonger le film délibérément, et presque intégralement, dans le flou. Un flou plus ou moins prononcé au fil des plans, mais qui n’en jette pas moins l’ensemble dans un étrange brouillard perceptif. En jouant sur cette variable, il contrevient à une norme technique, la netteté, rarement remise en question au cinéma. Jamais expliqué sur un plan narratif, ce choix n’en résonne pas moins avec la situation existentielle des personnages, pris dans les affres (et donc dans le brouillard) de la création.
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