Sa voix est douce. Ses mots sont affûtés comme ceux d’une adulte. « Je défends la cause des enfants dans les zones de guerre parce que j’ai vécu ce qu’ils vivent aujourd’hui. Je refuse que leurs voix disparaissent. » Bana al-Abed a 16 ans. Cette Syrienne, aujourd’hui réfugiée en Turquie, a reçu le 19 novembre le prix international de la Paix des enfants 2025. Parmi ses prédécesseurs, la militante écologiste Greta Thunberg ou Malala Yousafzai, devenue prix Nobel de la paix en 2014.
« D’une voix qui ne connaît pas la peur, je demande à Bachar al-Assad, Benjamin Netanyahu, Vladimir Poutine, aux chefs de guerre soudanais et à tous les autres chefs de guerre à travers le monde : combien d’enfants ont vu leurs vies et leurs rêves volés par les guerres, par un régime qui tue ses citoyens au nom de la survie, par un criminel qui fait de la guerre un programme politique, par un empire qui justifie l’agression au nom de la sécurité, et par ceux qui ont fait de la violence une politique délibérée ? », a déclaré Bana al-Abed lors de la remise du prix à Stockholm.
À sept ans, elle tweete la guerre en direct d’Alep
Bana al-Abed est sortie de l’anonymat en 2016. Du haut de ses sept ans, elle raconte le siège d’Alep. La guerre est chroniquée en direct sur Twitter. « J’ai besoin de la paix « , écrit-elle dans son premier post rédigé avec l’aide de sa mère, Fatemah.
Chaque jour, la petite Alépine poste photos et vidéos. Dans un anglais parfois hésitant, elle partage ses peurs, sa détresse, mais aussi ses petits plaisirs d’enfants comme sentir la pluie dehors ou ses lectures. « Je voulais documenter la souffrance dans laquelle nous vivions pour que quelque chose se passe, que quelqu’un fasse quelque chose, que la guerre s’arrête », se souvient-elle.
Les combats sont féroces dans la capitale économique syrienne. Depuis 2012, l’armée du président Bachar al-Assad tente de reprendre le contrôle de la ville, coupée en deux. À l’ouest, Alep est aux mains du régime. À l’est, des rebelles. « Nous étions soumis à des bombardements constants. Plus de 1 000 hôpitaux et plus de 2 000 écoles ont été détruits dans la seule ville d’Alep, raconte-t-elle. Nous, les enfants, nous nous sentions isolés et nous avions peur tout le temps. Nous ne pouvions pas sortir jouer. Nous avions l’impression que notre avenir, nos rêves, notre espoir, nous étaient enlevés de force », poursuit l’adolescente.
La faim, le froid, la mort. La souffrance des enfants est omniprésente. « J’ai perdu tant de personnes qui m’étaient chères et cela m’a beaucoup affectée. J’ai réalisé que d’autres enfants étaient confrontés à la même chose, mais qu’ils ne pouvaient pas en parler. C’est pour cela que j’ai voulu être leur voix. »
Privée d’école, elle est scolarisée à la maison avec ses deux petits frères. « Ma mère m’a enseigné l’anglais et mon père l’arabe. Mes parents se sont vraiment concentrés sur notre éducation ».
Sous les bombes, une enfance volée
Bana al-Abed, prisonnière d’une guerre d’adultes, se libère en partageant son quotidien avec le monde entier grâce au réseau social. Elle interpelle même le président Assad. « Cher Assad, je suis très triste. S’il te plaît, arrête les bombardements et laisse nous, les enfants, vivre en paix. »
Très vite, elle attire tous les regards. Son courage émeut. Ses abonnés sont de plus en plus nombreux. La britannique J.K. Rowling, maman de Harry Potter, lui apporte son soutien. Pourtant, la jeune femme reconnaît que tout n’a pas été simple. « J’étais jeune, j’avais peur. Mais je me suis toujours dit que si je ne parlais pas, personne ne le ferait. »
Ses parents ont eux aussi des réticences. « Ils voulaient me protéger autant que possible parce qu’ils voyaient que mon enfance m’avait été enlevée. Ils ne voulaient pas que je le fasse et que je sois constamment effrayée ou sous pression. »
Et ils ne se sont pas trompés. Si la fillette séduit, elle déplait aussi. Des médias proches du président syrien lui reprochent d’être instrumentalisée par l’opposition. D’autres de relayer la propagande occidentale. Mais Bana Al-Abed refuse de se taire.
À lire aussi« Les Lettres d’Alep », la dévotion humanitaire dans le chaos de la guerre
Fin novembre 2016, l’étau se resserre encore sur l’est de la ville. Le pouvoir veut reconquérir Alep-est, dont il a perdu le contrôle depuis 2012. La famille échappe de peu à la mort. « Ce soir, nous n’avons plus de maison, elle a été bombardée et je me suis retrouvé sous les décombres. J’ai vu des morts et j’ai failli mourir », écrit-elle.
Quelques semaines plus tard, en décembre 2016, les Al-Abed quittent Alep lors de l’évacuation des civils.
Exil en Turquie et nouveau combat pour les enfants
Ils se réfugient alors en Turquie. C’est le début d’une nouvelle vie, qu’elle continue de documenter sur Twitter. Et dans un livre. Puis un autre. Son combat pour les enfants touchés par la guerre ne la quitte plus. Elle participe à des conférences, visite les camps de réfugiés en Turquie, en Jordanie. « Dans le camp de Zaatari, les enfants me reconnaissaient et me disaient toujours : ‘S’il vous plaît, parlez plus de nous.’ Je me suis sentie très triste et je veux changer cela pour eux. »
Quelques jours après la chute de Bachar al-Assad, elle l’interpelle à nouveau. Un message d’une pugnacité qui laisse sans voix. « Bonjour Monsieur Bachar, je m’adresse à vous aujourd’hui. Vous êtes réfugié dans un autre pays, tout comme les millions de Syriens qui ont été déplacés à travers le monde aujourd’hui. […] La belle Syrie ne vous appartient pas. Elle n’appartient à personne. C’est une patrie où tout le monde partagera l’amour, la paix et la sécurité, et l’histoire se souviendra de ce que vous avez fait à ce peuple qui n’a commis aucun crime, si ce n’est celui d’être dans un lieu d’espoir et de vivre en paix, Monsieur Bachar […]. »
« Devenue porte-voix des enfants de la guerre »
Aujourd’hui, l’adolescente rêve de revoir la Syrie, Alep. Même si sa maison a été détruite. « Je veux aider mon pays. La Syrie est en plein développement et elle a besoin de l’aide du monde entier. Les enfants ont besoin de beaucoup d’aide, de soutien psychologique, mais aussi pour l’éducation. Imaginez le nombre d’écoles qui ont été complètement détruites. Pour nous, les enfants, l’éducation est la chose la plus importante, parce qu’elle nous donne de l’espoir. Elle construit nos rêves et notre avenir. »
À voir aussiAlep face au défi de la reconstruction après la chute de Bachar al-Assad
Bana veut aider à reconstruire des écoles. L’adolescente évoque également « les 5 000 enfants » disparus pendant les 13 ans de guerre. « Nous devons aussi nous concentrer sur leur histoire. Leurs parents, qui ont survécu aux centres de détention, sont actuellement à leur recherche. Et c’est très difficile pour eux. Et je veux les aider. »
La jeune Syrienne rêve de changer le monde. « Nous ne demandons pas le pouvoir. Nous demandons simplement à être entendus et protégés. Souvent, les gens pensent que parce que nous sommes des enfants, nous ne comprenons pas l’environnement dans lequel nous vivons. Mais c’est faux. En tant qu’enfant qui a vécu la guerre, je peux dire avec fierté que nous comprenons beaucoup de choses. Nous nous sommes efforcés de devenir plus matures afin de pouvoir aider nos parents dans ces moments difficiles ».
Désormais lauréate du prix de la Paix des enfants, la mission de Bana est devenue presque sacrée. Celle qui écrit déjà son troisième livre est déterminée à faire bouger les choses. « J’espère devenir un leader très puissant qui changera la situation des enfants. Je ne veux pas qu’ils comprennent le sens de la guerre ou connaissent le bruit des bombes. Je veux être capable de changer leur destin dès maintenant et d’améliorer leur vie. »










