« Le Monde glorieux » (The Blazing World), de Margaret Cavendish, traduit de l’anglais et postfacé par Line Cottegnies, postface de Frédérique Aït-Touati, Corti, 192 p., 19 €.
De la vie excentrique de Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle (1623-1673), philosophe et scientifique britannique, le chroniqueur Samuel Pepys a parlé comme d’un « roman ». Quant à Virginia Woolf, si elle a loué son audace, elle a vu dans son récit de voyage imaginaire, LeMonde glorieux (1666), le fruit de « la solitude et de l’anarchie (…), comme si un concombre géant s’était développé au-dessus de toutes les roses et de tous les œillets du jardin jusqu’à les étouffer » (Une chambre à soi, 1929).
Car celle qui fut aussi écrivaine envisage le roman comme un principe de contradiction. Une encyclopédie grouillante qui dialogue avec elle-même – une provocation littéraire. Si ses premiers écrits sont influencés par le matérialisme (en exil, elle côtoie les grands esprits du siècle, Descartes, Hobbes, Gassendi, etc.), Le Monde glorieux est plus ambivalent. Cette utopie romanesque, rédigée en appendice à son traité philosophique Observations Upon Experimental Philosophy (« remarques sur la philosophie expérimentale »), offre une synthèse frétillante des théories empiristes en vogue, mais aussi les conditions de leur dépassement.
Se promenant entre les mondes et les théories, l’héroïne fait de la fiction un jeu de bascule. Enlevée par un marchand, la voici catapultée dans un univers contigu, tout comme le roman est adossé au traité. Epousant l’empereur des lieux, elle est promue impératrice. A sa demande, chaque corporation (hommes-ours, poux, araignées, etc.) vient lui exposer les découvertes de sa spécialité (mathématiques, théologie, astronomie, métaphysique…), développées sous une autre forme dans le traité. Mais l’impératrice a réponse à tout : aux hommes-vers lui expliquant que la reproduction des insectes, procédant de causes sans conformité avec les effets produits, est une anomalie, l’impératrice réplique qu’il existe bien une ressemblance entre les asticots et le fromage, puisque ce dernier, pas plus que les asticots, n’est composé de sang…
L’imagination en grande sœur fantasque de la rationalité
Dans ce roman laboratoire, Margaret Cavendish subvertit délicieusement tout dogmatisme, la profusion joueuse des théories saturant le sens avec malice. L’atomisme mécaniste y est taillé en pièces au profit d’un vitalisme réinterprété : humains, nature, raison, tout serait composé de matière, cette dernière pouvant s’avérer intellectuelle, sensitive ou inanimée. Le foisonnement poétique, la fantaisie baroque (créatures hybrides, inventions à la fois réalistes et surnaturelles) érigent la littérature en concurrente ironique de la précision scientifique, et l’imagination en grande sœur fantasque de la rationalité.
Il vous reste 41.82% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.