La carlingue éventrée d’un avion occupe la scène du Théâtre du Nord, à Lille. Si ce n’est la fin du monde, ça y ressemble. Cette vision cataclysmique ouvre Tragédie, le spectacle de sortie des élèves de l’Ecole du Nord : quinze jeunes gens habitent ce plateau dévasté qui leur oppose pendant deux heures trente sa force d’inertie mortifère (il sera désossé, par leurs soins, à la fin de la représentation).
Ces quinze acteurs achèvent un cursus d’étude de trois ans. La fiction les transforme en une bande de jeunes adultes mûrs pour changer le monde. Pantalons et jupes de flanelle, cravates rayées, ils se présentent sur scène, revêtus d’uniformes scolaires. On les croirait sortis d’une université chic avec des discours à l’avenant. Engagés sur les causes sociétales et écologiques, ils cochent les cases du progressisme bobo : végans, wokistes, écolos, ils sont conscients de l’état déplorable de la société mais sont déterminés à en faire bouger les lignes. C’est pour cela qu’ils sont montés dans cet avion. Ils partaient colloquer, manifester, militer, prêcher la bonne parole. Sauf que l’avion est tombé.
Deux heures trente plus tard, et presque au terme du spectacle, débraillés, abîmés, en haillons, ces vivants sont devenus des survivants qui ont épuisé leurs réserves de nourriture, croqué le métal de la carlingue, résisté au cannibalisme, et surtout fait le deuil méthodique d’à peu près tout ce qui soude l’humain : l’amour, l’amitié, l’empathie, la confiance, la solidarité, la fraternité. Ces valeurs phares sont des ruines fumantes. Aucun rêve n’a fait barrage à l’effondrement programmé. Prométhée (mythe antique convoqué dans la fiction aux côtés de Pandore ou de Chronos) n’aurait pas dû voler le feu aux dieux pour le donner à l’homme. Pas sûr que ce dernier en ait fait bon usage.
Tragédie n’usurpe pas son titre. Le spectacle de ces jeunes gens parle de leurs angoisses, leurs peurs, leurs renoncements, leurs colères, leurs sentiments d’injustice et leurs constats d’impuissance. Ils sont lucides et accusateurs : le voilà, l’héritage laissé par les « boomers ». On peut trouver la litanie agaçante et le listing des griefs et des plaintes systématiques, facile et anxiogène, cela n’empêche : si l’on est de ces « boomers », impossible d’esquiver notre responsabilité quant au mental catastrophique de la jeune génération.
Une ambitieuse ligne narrative
La mise en scène conjointe de David Bobée et Eric Lacascade (parrain de la promotion) va bien au-delà d’une simple démonstration de travaux d’élèves. Les spectacles de sortie ont leurs codes. Parmi les impératifs du genre : la mise en valeur de chaque comédien débutant. L’exercice peut parfois dériver vers un bout à bout fastidieux de numéros solos et performatifs. Il est ici déjoué de belle manière pour être emporté dans une ambitieuse ligne narrative portée par des acteurs impeccables. Tous sont très bien, mais trois sont mieux que bien : Félix Back, Mohammed Louridi et Poline Baranova Kiejman.
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