- Le secrétaire général du Syndicat des commissaires de la police nationale a proposé mercredi d’informer les employeurs lorsqu’un salarié a été arrêté pour usage de drogues.
- L’objectif : imposer un « coût social » pour dissuader encore plus les consommateurs d’avoir recours aux stupéfiants.
- Mais une telle mesure serait-elle vraiment compatible avec le droit du travail ? Les Vérificateurs font le point.
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L’info passée au crible des Vérificateurs
Un « coût social »
en plus des sanctions judiciaires, une double lame pour dissuader les consommateurs ? Au lendemain du déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille (nouvelle fenêtre), le secrétaire général du Syndicat des commissaires de la police nationale Frédéric Lauze a appelé mercredi sur franceinfo (nouvelle fenêtre) à « aller plus loin »
pour lutter contre le trafic de drogue. Et mis en avant une proposition choc : « Que les employeurs soient prévenus »
lorsque l’un de leurs salariés « est interpellé »
pour usage de stupéfiants.
Un consommateur « alimente le crime organisé »
, il « ne peut pas être considéré comme une victime hédoniste, passive »
, a-t-il justifié. Interrogé au même micro une heure après (nouvelle fenêtre), le ministre de l’Intérieur Laurent Nuñez s’est dit « a priori pas hostile »
à cette possibilité, qui « se regarde »
. Et d’évoquer l’exemple d’« un salarié (qui) peut conduire des véhicules »
: « on garde dans le corps les substances, les drogues pendant longtemps »
, a-t-il insisté. Mais une telle proposition est-elle réellement envisageable au regard du droit du travail ?
Une atteinte à la présomption d’innocence redoutée
Précisons tout d’abord que consommer des drogues sur le lieu de travail est interdit, comme partout ailleurs : ce peut être sanctionné d’une amende forfaitaire délictuelle, délivrée sans passer par un procès. Emmanuel Macron souhaite (nouvelle fenêtre) la porter à 500 euros, contre 200 actuellement. En cas de passage au tribunal, la peine peut monter jusqu’à un an de prison et 3.750 euros d’amende (nouvelle fenêtre), voire s’alourdir pour certains métiers, comme des dépositaires de l’autorité publique ou des transporteurs.
En outre, au sein de l’entreprise, l’usage de stupéfiants peut être considéré comme une faute grave, pouvant déboucher sur une sanction disciplinaire, voire un licenciement (nouvelle fenêtre). « Mais il faut que ce soit justifié : la poursuite du contrat de travail doit être rendue impossible par le fait d’avoir consommé de la drogue, comme dans le cas d’un chauffeur routier ou d’un membre du corps médical »
, explique Nicole Maggi-Germain, enseignante-chercheuse à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne (Institut des sciences sociales du travail). Le salarié est également inquiété si son comportement met en danger ses collaborateurs.
Reste qu’ici, la proposition du Syndicat des commissaires renvoie plutôt à une interpellation qui aurait eu lieu en dehors des heures de travail. Or dans ce cas, un problème se pose d’emblée : « Prévenir l’employeur avant toute condamnation serait une atteinte à la présomption d’innocence »
, rappelle Béatrice Lapérou-Scheneider, professeure des universités et directrice du master de droit pénal à l’université Marie-et-Louis-Pasteur de Besançon. Par ailleurs, qu’une affaire soit en cours ou terminée, « la divulgation d’informations judiciaires est interdite en dehors du cadre fixé par le législateur »
.
La loi prévoit toutefois la possibilité de prévenir, sous plusieurs conditions, certains professionnels dans des affaires de crimes et des délits punis d’emprisonnement, comme c’est le cas dans l’usage de stupéfiants (nouvelle fenêtre). Mais uniquement une fois que la procédure judiciaire est déjà engagée, et non lors d’une simple arrestation.
Certains employeurs prévenus, mais dans des cas très précis
Depuis un texte adopté en 2016, en cas de mise en examen ou de condamnation, même non définitive, le ministère public peut ainsi informer de ces poursuites l’ordre professionnel auquel l’individu appartient. « On pense aux ordres en lien avec des personnes vulnérables, comme celui des médecins »
, souligne l’enseignante-chercheuse. Mais l’employeur lui-même n’est pas prévenu directement : « C’est l’ordre qui va décider s’il lui transmet l’information ou non. »
Enfin, si la condamnation est définitive, elle est inscrite au bulletin n°2 du casier judiciaire (nouvelle fenêtre). « Dans certains secteurs, notamment ceux impliquant un lien avec les mineurs, l’employeur peut le consulter, mais uniquement dans ce cadre »
, appuie Béatrice Lapérou-Scheneider. Dans le cas d’une amende forfaitaire délictuelle, aucune entreprise ne peut être prévenue : la sanction est certes inscrite au casier judiciaire elle aussi, mais cette fois au bulletin n°1, « accessible aux seules autorités judiciaires »
.
En bref, des poursuites ou des condamnations pour usage de drogue peuvent être portées à la connaissance d’employeurs, mais uniquement dans des cas de figure très précis. Pour les spécialistes interrogés, élargir ce droit à toutes les entreprises n’est pas envisageable. « Une information généralisée, automatique, serait très probablement censurée en cas de saisine du Conseil constitutionnel : une telle mesure serait disproportionnée et porterait une atteinte injustifiée au droit au respect de la vie privée et aux libertés individuelles »
, anticipe Béatrice Lapérou-Scheneider.
« Ni faisable, ni une bonne idée : la proposition serait incompatible avec des textes déjà existants, qui prévoient une protection absolue de la vie privée »
, tranche également Me Éric Rocheblave, avocat spécialisé en droit du travail. À commencer par l’article L1121-1 du Code du travail (nouvelle fenêtre), qui interdit les « restrictions »
aux droits et libertés « qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »
. « Un fait tiré de la vie privée ne peut faire l’objet d’une sanction que si cela crée un trouble objectif à l’entreprise »
, décrypte le spécialiste.
À cela s’ajoute aussi le Règlement général sur la protection des données (RGPD), un texte réglementaire européen, « qui interdit en principe le traitement de données sensibles, y compris celles de santé, dont l’usage de stupéfiants fait partie »
, poursuit Me Éric Rocheblave. « Vous n’avez pas à révéler à votre employeur votre état de santé et les motifs de sa dégradation. »
Dans le même registre, un employé qui consommerait de l’alcool chez lui n’a pas à le faire savoir, tant que cela n’affecte pas son travail (nouvelle fenêtre).
Les spécialistes pointent ainsi de possibles dérives, comme des licenciements abusifs, mais aussi un mélange des genres qui interroge. « Sanctionner, c’est le rôle de l’État, pas celui des entreprises ! Sauf à être des courroies de transmission des politiques pénales, elles ne devraient pas exercer de contrôle général sur leurs salariés, en sanctionnant elles aussi des faits répréhensibles du point de vue pénal, mais sans lien avec le travail
« , déplore Nicole Maggi-Germain, qui redoute « une double peine »
.
Travailler « sous l’emprise » de drogues bientôt interdit ?
Toutefois, il est vrai que la proposition du syndicat soulève une question délicate : faut-il prévenir un employeur dont le salarié a consommé des drogues plusieurs heures avant de travailler ? En réalité, tout dépend de son état au moment de la prise de poste. Pour reprendre l’exemple évoqué par Laurent Nuñez, un chauffeur testé positif aux stupéfiants pendant un trajet de travail s’expose évidemment à des sanctions, et même un licenciement. Mais s’il a été interpellé après avoir consommé en dehors de son service, il faut prouver que les effets des substances étaient toujours présents au moment de prendre ses fonctions. « Il y a une difficulté d’appréciation »
, soulève Me Éric Rocheblave.
Ce point pourrait toutefois être éclairci à l’avenir : le ministre du Travail Jean-Pierre Farandou a annoncé mercredi qu’il souhaitait inscrire dans « le Code du travail
(nouvelle fenêtre) une interdiction générale et absolue de travailler sous l’emprise de substances psychotropes »
. Et non uniquement de consommer sur place. Il a rappelé que, lorsque le poste le justifie, « des dépistages inopinés »
peuvent être organisés. « Le salarié serait alors sanctionné sur la base de la violation de la loi et non plus d’une exécution fautive du contrat de travail, ce qui ne pouvait aboutir dans des cas particuliers »
, analyse Nicole Maggi-Germain.
En résumé, la consommation de drogues est déjà prohibée par la loi dans le milieu professionnel comme ailleurs, et le ministère du Travail veut sanctuariser l’interdiction de « travailler sous l’emprise »
de stupéfiants. Ce comportement peut déjà entraîner une sanction disciplinaire ou un licenciement, si l’état du salarié l’empêche de réaliser correctement ses tâches.
En revanche, la proposition du Syndicat des commissaires concernerait une interpellation survenue hors du temps de travail : elle se heurte à la fois au principe de présomption d’innocence, mais aussi à celui de protection de la vie privée. Certains employeurs peuvent être tenus au courant de poursuites et même de condamnations à l’égard d’un salarié, mais uniquement dans des cas très limités. En dehors de cela, la vie personnelle de l’intéressé ne peut pas être utilisée contre lui par l’entreprise. À moins que celle-ci n’empêche la bonne exécution de son contrat… des conditions très encadrées.
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