Un chapelet d’une quinzaine de villages au sud-est du Liban, de facto, transformé par Israël en zone tampon. Le retour des habitants n’a pas eu lieu et la reconstruction n’a pas démarré.
De notre correspondant à Beyrouth,
Un paysage lunaire s’étale sur les crêtes, les flancs des collines jusqu’aux creux des vallons. La tonalité grise dominante amplifie le sentiment de solitude et l’impression d’angoisse. Le chant métallique d’un merle brise le lourd silence et rappelle qu’à l’origine, cet endroit sinistré n’est pas hostile à la vie. Nous sommes à Kfar Kila, dans la partie orientale de la frontière libano-israélienne, où « plus de 1 300 structures et 53 hectares de vergers ont été fortement endommagées ou détruits », durant la guerre entre le Hezbollah et Israël (octobre 2023-novembre 2024), selon un rapport d’Amnesty international, publié le 26 août.
Kfar Kila fait partie d’un chapelet d’une quinzaine de localités frontalières qui vont de Naqoura, sur la côte méditerranéenne, à Khyam, 45 km plus à l’Est, près des fermes de Chebaa, sur les contreforts du Golan syrien, occupé et annexé par Israël. Dans cette région, les destructions peuvent atteindre 77 %, selon le rapport de l’ONG. Des sources libanaises évoquent, elles, un taux de dévastation dépassant, parfois, les 95 %.
Cinquante mille réfugiés internes
Dix mois après le cessez-le-feu du 27 novembre 2024 et sept mois après le retrait israélien partiel du Liban-Sud, le 18 février 2025, le retour des habitants n’est toujours pas complet et la reconstruction n’a pas encore démarré. « Environ 50 000 personnes n’ont pas pu regagner leurs maisons malgré la fin officielle des hostilités », explique Hussein, membre du Rassemblement des habitants des villages frontaliers, créé au début de l’été pour défendre la cause de ces réfugiés internes.
Une partie des déplacés est installée dans la ville portuaire de Tyr, d’autres sont logés dans des villages plus proches de la bande frontalière sinistrée. « Depuis la fin de la guerre, je suis allé une seule fois dans mon village, se souvient Hassan Sleimane, forgeron à Kfar Kila. C’était très risqué, car les Israéliens, postés sur les collines surplombant la région, tiraient sur tout ce qui bougeait. C’est à peine si j’ai pu reconnaître l’endroit où se trouvait ma maison tant les reliefs étaient méconnaissables à cause des bombardements. »
Durant les semaines qui ont précédé et suivi le retrait israélien, les habitants étaient déterminés à rentrer chez eux. Le 26 janvier dernier, au moins 22 personnes ont été tuées et 125 blessées lorsque les forces israéliennes ont ouvert le feu sur des familles qui tentaient de regagner leurs foyers. De nombreuses victimes sont tombées à Kfar Kila. Devant l’échec du mouvement de retour collectif, les tentatives individuelles se sont multipliées, sans plus de succès. « Au bout d’un certain temps, nous avons compris que le retour des réfugiés des villages frontaliers était interdit par les Israéliens », explique Hassan Sleimane.
Drones et hélicoptères ciblent bulldozers et maisons préfabriquées
Malgré les dangers, des familles irréductibles ont tenu à regagner leur terre, installant des tentes ou des structures préfabriquées sur les décombres de leurs maisons. Pour enrayer définitivement le mouvement du retour, des drones et parfois des hélicoptères israéliens ont systématiquement pris pour cible, ces derniers mois, les pelleteuses et les bulldozers à l’œuvre dans les chantiers et les maisons préfabriquées.
« Une soixantaine de structures prémontées ont été ciblées par l’aviation israélienne, ce qui était suffisant pour mettre un frein à ce phénomène palliatif à l’absence d’un plan de reconstruction des villages détruits », explique Hussein, du Rassemblement des habitants des localités frontalières. De nombreuses personnalités politiques libanaises estiment que les agissements d’Israël dans la bande frontalière ne sont pas fortuits. Ils traduisent une volonté de vider cette région de ses habitants sur le long terme.
Dans un discours au Parlement, le 17 septembre, député du Hezbollah Hassan Fadlallah a dénoncé un plan israélien visant à « établir une zone tampon le long de la frontière au Liban-Sud ». Le parlementaire a ajouté que l’armée israélienne « occupe désormais une superficie de 100 kilomètres carrés du territoire libanais. Elle établit une zone tampon dans laquelle toute forme de vie est interdite, comme elle le fait dans de nombreux villages frontaliers. »
Alarmées par ces informations, les autorités libanaises ont porté l’affaire jusqu’aux plus hautes instances internationales. Reçu par le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres à New York, le 19 septembre, le ministre des Affaires étrangères Joe Raggi s’est dit inquiet « de ce qu’on lit dans certains rapports qui font état d’une intention israélienne d’agrandir la zone tampon tout au long des frontières avec le Liban ».
Le chef de la diplomatie a réclamé « une pression de la communauté internationale en vue d’un retrait des forces israéliennes du Liban, et l’arrêt de ses agressions ».
La « zone économique Trump »
Un espoir très vite douché par l’émissaire régional américain et ambassadeur en Turquie, Thomas Barrack. Dans une interview diffusée le 22 septembre par Sky News Arabia aux Émirats arabes unis, l’homme d’affaires d’origine libanaise, ami de longue date de Donald Trump reconverti dans la diplomatie, a affirmé que l’armée israélienne « ne se retirera pas des cinq positions occupées en territoire libanais ».
Pourtant, la feuille de route qu’il a longtemps défendue lors de ses navettes diplomatiques entre Beyrouth et Tel-Aviv, ces derniers mois, prévoyait une politique de « pas contre pas ». En contrepartie de l’engagement pris par le Liban de désarmer le Hezbollah, Israël devait commencer à se retirer du Sud, il n’en sera rien. L’attitude inflexible d’Israël et des États-Unis donne du crédit aux informations sur un plan visant à établir une « zone économique » dans certaines régions du Liban-Sud.
Révélé fin août par le site américain Axios, ce plan, baptisé « Zone économique Trump », a pour but principal de « rendre beaucoup plus difficile pour le Hezbollah de rétablir une présence militaire près de la frontière, répondant ainsi aux préoccupations sécuritaires d’Israël ». Le site américain indique que l’Arabie saoudite et le Qatar ont déjà accepté d’investir dans la reconstruction de ces zones après le retrait complet d’Israël.
Des sources libanaises expliquent que conformément à ce plan, les régions proches de la frontière seront transformées en « zones économiques et industrielles à vocation non résidentielle ». « Les habitants seront relogés aux abords ou à l’extérieur des villages pour priver le Hezbollah d’un tissu démographique partisan. »
Dans ce grand jeu qui les dépasse, les habitants de la zone frontalière se sentent démunis et impuissants. « Nous ne pouvons compter que sur nos propres moyens et sur notre détermination. Même l’État nous a abandonnés à notre sort, regrette Hassan Sleimane. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir. Mais je sais que pour la deuxième année consécutive, je ne pourrais pas cueillir les oliviers, plantés par mes ancêtres… c’est un mauvais présage », conclut-il dans un soupir.
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