« 11 % », de Maren Uthaug, traduit du danois par Marina Heide, Gallmeister, 384 p., 24,90 €, numérique 17 €.
11 % ! N’invitant guère au songe ou à la rêverie, le titre du nouveau roman de Maren Uthaug sonnerait plutôt comme l’état d’une tendance boursière ou un résultat d’élection. De fait, dans la nouvelle dystopie de cette autrice danoise – née en Norvège d’une mère norvégienne et d’un père sami –, ce pourcentage revêt une signification symbolique. « 11 % », c’est le strict ratio d’hommes tolérés en terre danoise pour le bon fonctionnement, érotique et démographique, de la gynocratie en place.
Dans ce roman choral et, à sa façon, postapocalyptique, le Danemark a vécu une période révolutionnaire – nommée « Evolution » – durant laquelle le pays a été démasculinisé en profondeur par la « rage guerrière » des femmes. Pour elles, en effet, s’il y avait « quelque chose de pourri au royaume du Danemark », comme l’affirme Marcellus dans Hamlet, c’était largement le fait du mâle, de sa vision phallocratique, de sa violence intrinsèque. D’où la nécessité de bannir ce prédateur de toute forme de pouvoir et de responsabilité. De contingenter les hommes et d’en masser la horde dans des centres, comme celui de l’île de Lolland.
Depuis lors, ces lieux sont confiés à la garde d’Amazones qui miment le modèle antique en se comprimant un sein. Placés sous la surveillance de dames médecins, ils sont mis à disposition des femmes souhaitant se reproduire ou renouer avec l’orgasme. Un ordre social dont les contrevenants se voient soumis à des périodes punitives de « méditation », de solitude et de travail forcé. Cette refondation radicale ne touche pas seulement le paysage social, mais également un décor urbain méticuleusement dévirilisé, toutes les formes saillantes ou anguleuses ayant été bannies ou abandonnées à la ruine, au profit d’un nouvel idéal architectural fondé sur la douceur ovoïde des formes rondes, proches de celle du ventre ou du sein.
L’enfant du hasard
Cet univers, Maren Uthaug nous le fait découvrir à travers quatre voix, chacune renvoyant à un imaginaire mythique et à un rapport au monde particulier. Il y a celle de Médée (la magicienne et infanticide tragique), mi-nonne, mi-béguine, vivant dans le hors-monde de la Friche, « vestige de l’ère patriarcale », et s’adonnant à la confection de friandises aphrodisiaques en compagnie de serpents, dont les huit mètres du boa Pythia. Il y a celle de Wicca (allusion au mouvement néopaïen américain), résidente d’un immeuble « rond », prêtresse d’une religion néochrétienne conservant la figure du Christ mais rendue à l’adoration de la grande « Mère » et à l’usage des serpents redevenus messagers divins, culte mélangeant rites sexuels et communion avec la maternité cosmique. Il y a celle de la muette Stille, qui dialogue avec les fleurs et les animaux. Et enfin, il y a la voix d’Eve, née garçon, transgenre, que sa mère a élevée dans la perspective purifiante et régénératrice d’une ablation d’un pénis longtemps dissimulé à la communauté. Or, ces quatre figures féminines voient subitement leur quotidien perturbé par la survenue d’un garçon, fils recueilli d’une inconnue errante, morte durant son accouchement. Aubaine ou malédiction, l’enfant du hasard va mettre en péril l’ordre social si douloureusement acquis.
Il vous reste 38.58% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.