Le sol est un damier, la lumière une cape, le théâtre une cathédrale. A moins que le sol ne soit l’enfer, la lumière l’espoir et le théâtre la vie. Peu importe. On a rarement vu aussi impérieux et somptueux mariage entre un acteur-auteur, Jean-René Lemoine, et son metteur en scène, Guy Cassiers. Dix-huit ans après avoir créé, seul, son texte Face à la mère, le comédien le reprend mot pour mot à la MC93 de Bobigny dans une représentation signée avec une maestria spectaculaire par l’artiste belge.
Rien n’a changé. Ni la peine de Jean-René Lemoine ni les raisons de sa peine. Sa mère est morte à Haïti, où elle était revenue vivre après avoir élevé ses enfants en France. Il répétait au théâtre une scène de Richard III lorsque, raconte-t-il, « un camarade est entré. Il m’a dit qu’on me demandait au téléphone. (…) Je me suis assis. J’ai entendu les sanglots et la voix de ma sœur qui disait que notre mère était morte ».
Le regard fixe et le corps immobile, il met du temps avant de confier qu’elle a été assassinée. La sauvagerie du meurtre, il ne peut pas s’en approcher. Alors il l’emporte dans plus ample : la complexe relation entre une mère et son fils. Et plus vaste : le chaos où a sombré son pays natal, engagé (murmure-t-il à l’attention de l’absente) « sur le chemin ultime de la barbarie ».
Impact décuplé
Dix-huit ans plus tard, l’impact de ce récit est décuplé par un temps écoulé en vain dont on se demande quelles blessures il a réparées, et si même il en a réparé. Publié en 2006 aux éditions Les Solitaires Intempestifs, le monologue de Jean-René Lemoine a l’envergure des tragédies. Rien n’en adoucit la violence ou n’en altère la pertinence. Le fils est orphelin. Pas seulement d’une mère qu’il vouvoie jusqu’au bout, même s’il essaie de comprendre la femme qu’elle était, mais aussi d’une terre, la sienne, abandonnée des hommes et de la civilisation, au point que sa sauvagerie le condamne à l’exil.
Où vivre alors, sinon sur la scène du théâtre ? S’il y a de l’apaisement dans Face à la mère, on le trouve dans le travail de Guy Cassiers. L’artiste soumet l’espace aux maux de l’auteur et offre à ses phrases l’hospitalité de ses lumières. Ici, suggère un spectacle qui impose le respect tant il respecte lui-même la douleur énoncée, il est possible de se tenir en confiance et en équilibre, même lorsque, autour ou en soi, les éléments se déchaînent. Deux langages s’entremêlent. Celui porté par la voix de l’acteur et celui édifié par le metteur en scène, qui construit une architecture insensée de faisceaux, dans laquelle se précipite l’imagination du public.
Il vous reste 25.77% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.