vendredi, mai 17
Yu Pei-yun chez elle, dans son bureau, à Taitung (Taïwan), le 20 mars 2024.

Une carrière de scénariste BD commence parfois par une crise de larmes. Un jour de 2016, Yu Pei-yun, enseignante et chercheuse en littérature à l’université de Taitung, sur la côte est de Taïwan, s’est effondrée en entendant le récit d’un survivant. Kunlin Tsai, un éditeur taïwanais peu connu, venait de raconter à une poignée de jeunes quelques bribes de son passé et de sa captivité à « l’île verte », une colonie pénitentiaire emblématique de la répression à l’époque de la dictature de Tchang Kaï-chek.

« C’était la première fois que j’entendais quelqu’un expliquer, en personne, ce qu’il avait vécu à l’époque de la “terreur blanche” », se souvient Yu Pei-yun, rencontrée fin février au musée Guimet, à Paris, où elle venait de recevoir le prix du livre asiatique. Au cours de cette période de trente-huit années, entre 1949 et 1987, des dizaines de milliers de personnes ont été persécutées, torturées ou tuées en raison de leur résistance, réelle ou supposée, au gouvernement nationaliste. Yu Pei-yun, née en 1967, n’avait jamais été confrontée directement aux années sombres de Taïwan. « Quand j’étais enfant, les adultes ne parlaient pas à leurs enfants de politique, par prudence, raconte-t-elle. On avait toujours tendance à éviter le sujet. »

On ne fait pas pleurer une universitaire impunément. Yu Pei-yun entreprend, avec méthode, de tirer chaque fil de la vie du vieil éditeur. Elle le décide sur-le-champ : ce récit, qui, à lui seul, raconte toute l’histoire récente de l’île, deviendra une saga en bande dessinée – Le Fils de Taïwan, en quatre tomes, parus en français entre 2022 et 2024 aux éditions Kana. « Je voulais m’adresser à la jeunesse, afin que cette histoire soit connue du plus grand nombre, raconte-t-elle. Le support du manhua me semblait le plus porteur. »

Scénario redoutablement efficace

Le « manhua », bien distinct du manga japonais, désigne au sens large la bande dessinée dans le monde chinois. Théoriquement, les manhua se lisent de droite à gauche, mais Le Fils de Taïwan, destiné dès le départ au marché international, fait exception à la règle. Rien ne le distingue, à première vue, d’une bonne vieille BD franco-belge, si ce n’est une série de trouvailles du dessinateur, Zhou Jian-Xin : le style de dessin, qui change d’album en album pour distinguer les périodes ; les polices de caractères, différentes selon que les personnages parlent en taïwanais, en chinois ou en japonais ; les couleurs choisies pour les aplats, qui donnent à chaque livre un caractère unique, comme si la série était une somme de quatre œuvres indépendantes.

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