L’AVIS DU « MONDE » – À VOIR
Des pieds chaussés de bottines se fraient un chemin dans la boue. Le plan suivant, dans les fumées industrielles, la femme apparaît tout entière, puissante, sophistiquée. Ida Rubinstein (Jeanne Balibar), riche mécène et danseuse adulée, se rend dans l’usine où Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) lui a donné rendez-vous. Il veut lui faire entendre le vacarme des machines, cette symphonie mécanique qui recommence, se répète. « Voyez, souligne-t-il, ça hypnotise, ça en devient presque douloureux. Cette musique, c’est la marche du temps qui avance. »
Nous sommes en 1928. Et Ravel vient de décrire son Boléro, musique de ballet dont Rubinstein lui a passé commande. Elle la veut pour octobre, dans deux mois. Période durant laquelle le compositeur ressent les premiers signes de sa maladie neurodégénérative. Il peine alors à trouver l’inspiration, bute sur cette partition de dix-sept minutes qui, une fois écrite, recevra dès sa première représentation un accueil unanime, avant de devenir l’une des musiques les plus jouées au monde. Les plus adaptées, réinterprétées, dansées. Un tube planétaire, dit-on aujourd’hui.
C’est cette partition qui, précisément, constitue le sujet du film d’Anne Fontaine, biopic légèrement détourné, centré sur le processus de création du Boléro, biais par lequel s’esquisse un portrait de Ravel (1875-1937), à la fois documenté et libre. La musique, Anne Fontaine connaît. Elevée au côté d’un père compositeur et organiste, danseuse de formation, elle a baigné dedans.
Quant à Ravel, « la musique est dans [s]a tête », assure-t-il. Elle et lui sont indissociables, inséparables aussi des sons de la vie courante : le chant des oiseaux, le vent sous les tuiles, le frôlement sur la peau d’un gant que l’on retire. Justement. Boléro opère cette symbiose de la musique, de l’homme et du monde concret qui l’entoure. Là réside l’une des grandes qualités du film d’Anne Fontaine, dont la structure, la forme et la bande-son marchent à l’unisson de l’œuvre de Ravel, épousent ses lignes musicales, s’accordent à son tempo, à ses répétitions et à ses ruptures. Jusqu’au dérèglement et à la catastrophe.
Mise en scène pleine de grâce
Si chaotique et douloureux soit-il pour Ravel, le lent cheminement qui conduit à la composition du Boléro s’accompagne d’une mise en scène pleine de grâce. La caméra filmant comme une caresse les lieux (dont la maison de Ravel, à Montfort-l’Amaury, dans les Yvelines, où l’équipe a pu tourner), les visages, les nuques, les mains sur un piano ; glissant avec lenteur d’une pièce à l’autre ; habillant de sensualité chaque mouvement du film, chaque note de Ravel, et toute sa musique. Comme un pied de nez envoyé à ce critique de l’époque qui reprochait au compositeur d’être sec, incapable de créer la moindre émotion.
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