Combien faudra-t-il d’hommes, de femmes et d’enfants noyés en tentant de traverser la Manche entassés sur des canots pneumatiques pour que la question de la frontière franco-britannique, qui sépare deux pays emblématiques de la défense des droits humains, cesse d’être posée exclusivement en termes de surveillance, de drones et de lutte contre les passeurs ? La nouvelle tragédie dont au moins douze migrants, érythréens pour la plupart, ont été victimes, mardi 3 septembre, à quelques milles nautiques du cap Gris-Nez, illustre une fois de plus l’impasse mortelle dans laquelle les deux pays se sont enfermés à ce sujet.
Cela fait plus de vingt ans qu’ont été signés, en 2003, les accords du Touquet, qui font des forces de l’ordre françaises les gardiennes des frontières ferroviaires et maritimes du Royaume-Uni, dispensant ainsi les Britanniques d’examiner les demandes d’asile à la frontière, comme l’exige le droit international. Depuis la fin des années 2010, le bouclage de plus en plus serré des abords du tunnel sous la Manche a incité les migrants à recourir à un moyen encore plus périlleux que l’embarquement clandestin dans des camions : la traversée maritime sur des small boats surchargés, fournis par des trafiquants sans scrupules. Alors que 8 400 traversées maritimes étaient enregistrées en 2020, plus de 21 000 ont été comptabilisées depuis le début de 2024. En parallèle, le nombre de noyades n’a fait que croître dramatiquement. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plus de quarante personnes sont mortes sur le littoral rien que depuis le début de cette année.
Outre son coût humain inacceptable, pareille situation n’est justifiable ni politiquement ni diplomatiquement. La France se trouve en situation de sous-traitance de la politique d’immigration de Londres. Policiers et gendarmes français sont absorbés par une tâche absurde et contraire aux droits fondamentaux : empêcher des étrangers de quitter le territoire de l’Union européenne. De fait, Paris joue le rôle controversé qu’acceptent la Turquie ou la Libye envers l’UE : prévenir le franchissement d’une frontière contre rémunération.
Créer des voies légales
En 2023 a été signé un énième accord de financement par Londres de moyens de surveillance, matériels et humains français, prévoyant le versement de 543 millions d’euros sur trois ans. Avec les résultats que l’on sait : chaque resserrement de la répression conduit les migrants à prendre plus de risques, d’où la multiplication des tragédies.
Il est temps que Britanniques et Français s’assoient autour d’une table pour définir une politique commune de gestion de ces migrations. Cela passe par une possibilité pour les migrants de demander l’asile au Royaume-Uni à la frontière, et la définition de critères de répartition des dossiers entre les deux pays. La surveillance de la Manche par Paris ne peut continuer sans, en contrepartie, la création de voies légales de migration.
A Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), mardi, Gérald Darmanin a appelé à la signature d’un « traité migratoire entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne ». Positive, déjà formulée, cette proposition serait plus crédible si le ministre de l’intérieur l’avait défendue avant d’appartenir à un gouvernement démissionnaire. Alors qu’à Londres, le premier ministre travailliste, Keir Starmer, dit vouloir relancer ses relations avec la France et l’UE, il appartiendra au futur gouvernement français de sortir avec lui, en urgence, de la spirale mortifère des naufrages dans la Manche.