« La destruction du commun semble irréversible, menaçant l’habitabilité de la terre et la biodiversité. Nous n’avons pas les institutions pour faire face à ce défi, et ne savons pas non plus quelle discipline scientifique peut faire de cet événement son objet (…). L’humanité, prise comme agent économique de l’anthropocène, ne sait pas comment agir, elle est tétanisée (…). Les prétentions de l’économie à fournir les instruments de mesure pour guider l’action individuelle et collective sont contestées. L’économie peut-elle encore nous instruire et nous guider face aux enjeux de l’anthropocène ? » Ces extraits d’un « appel à communication » pour le 6e colloque international de philosophie économique, qui se tiendra à Sciences Po Lille du 29 juin au 1er juillet 2023, témoigne du désarroi d’une profession.
Les économistes ont une certaine influence sur les décisions politiques et prétendent tenir le haut du pavé au sein des sciences humaines et sociales. Mais pour les plus critiques d’entre eux comme pour le commun des citoyens à la conscience écologique un tant soit peu attentive, non seulement ils ne sont plus capables de comprendre la « polycrise » économique, sociale et surtout environnementale qui frappe l’humanité, et a fortiori d’y remédier, mais ils en sont en grande partie responsables !
La critique de la science économique traçait jusqu’ici sa frontière à l’intérieur même de la profession, entre « orthodoxes » et « hétérodoxes ». La doxa, à défendre ou à pourfendre, selon les points de vue, c’était la théorie économique néoclassique, née dans les années 1870 (école autrichienne, Léon Walras, Alfred Marshall), qui s’est installée depuis le début des années 1980 aux manettes des facultés d’économie, des revues académiques, des jurys de nomination et des politiques économiques, assise sur trois piliers.
Premièrement, une économie fonctionne « bien » (c’est-à-dire qu’elle est en croissance et répartit les richesses de façon optimale) lorsqu’elle est en équilibre, à savoir quand les agents économiques anticipent rationnellement la concurrence de leurs intérêts individuels respectifs à travers le marché, sans que des forces extérieures – l’Etat, les politiciens, les institutions publiques – viennent « fausser » le jeu des anticipations. Deuxièmement, la contribution optimale des ressources – naturelles, financières et humaines – et la redistribution optimale des richesses, y compris entre les économies nationales, sont assurées par la concurrence, l’innovation technique et la liberté de commercer et de circuler à l’échelle mondiale, qui permettent à chacun de faire valoir ses « avantages comparatifs ». Troisièmement, la monnaie est « neutre », autrement dit la quantité de monnaie en circulation reflète ces échanges optimisés et non les rapports de force politiques ou sociaux, sous peine de générer soit de l’inflation, soit une insuffisance de crédit.
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