lundi, octobre 14

[L’opposant russe est mort en détention à l’âge de 47 ans, le 16 février 2024, dans la colonie pénitentiaire de Kharp, dans le Grand Nord russe. Alexeï Navalny y purgeait alors une peine de dix-neuf ans d’emprisonnement pour « extrémisme ». Les passages du livre Patriote (Robert Laffont, 528 pages, 25 euros) correspondant à sa période d’internement ont été rassemblés par sa femme, Ioulia Navalnaïa, sur la base de ses carnets et de messages transmis par ses avocats et diffusés sur Instagram.]

J’ai décidé, après tout, de tenir un journal. Premièrement, parce qu’Oleg [frère d’Alexeï Navalny] m’a donné des carnets. Deuxièmement, parce qu’il serait dommage de gaspiller une date aussi précieuse, aussi magique que le 21.01.21. Et troisièmement, parce que si je ne le fais pas, on oubliera certains événements plutôt amusants. Il y en a eu un aujourd’hui. On m’a conduit chez un psychologue, et je suis dans son cabinet en ce moment : une pièce de quatre mètres sur huit, meublée d’une table et de trois chaises (toutes vissées au sol) avec un miroir de bonne taille dans une niche murale. (…)

J’ai commencé par faire les cent pas avec impatience, puis je me suis assis pour écrire ce journal. Ce qui m’a obligé à utiliser ce carnet qui est celui dont je me sers normalement pour mes entrevues avec mes avocats. Quand on m’a conduit dans cette pièce, je me suis dit : Super, je vais enfin pouvoir voir mes avocats dans un endroit presque correct. Au bout de cinq minutes, un commandant en treillis militaire est arrivé. Il a posé une webcam sur la table (il y en a déjà deux au plafond).

« Bonjour, a-t-il dit. Asseyez-vous.

– Merci, mais pour le moment, j’aimerais mieux arpenter le bureau, ai-je répondu, convaincu qu’il n’était là que pour voir comment se passait mon entrevue avec mes avocats.

– Asseyez-vous, a-t-il répété. Je suis psychologue. Je voudrais avoir une petite conversation avec vous. »

Il m’a tendu un formulaire à remplir. J’ai demandé au psychologue comment il s’appelait, déplorant qu’ici, personne ne se présente jamais. C’est toujours « Camarade commandant » ou « Camarade lieutenant-colonel ». Je n’allais tout de même pas l’appeler « Camarade commandant » pendant toute la durée de notre entretien psychologique. Ma demande l’a manifestement embarrassé mais après un instant d’hésitation, il a réussi à ne pas me divulguer ce secret militaire. « Appelez-moi Camarade psychologue », m’a-t-il conseillé.

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J’ai eu très peu de temps pour écrire. On n’a le droit de prendre un stylo et un carnet qu’entre 19 et 20 heures, un créneau qui figure sur l’emploi du temps sous la désignation « temps libre ». C’est un vrai camp de concentration. Dans mon for intérieur, je lui donne le nom « camp de concentration sympa ». Les types sont très polis, voire agréables. Enfin, si ce n’est qu’ils enregistrent tout sur leurs caméras-piétons, ce qui retire un peu de bienveillance. (…)

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