mardi, mai 21

L’histoire de notre planète est-elle entrée dans une nouvelle époque sous l’effet des activités des sociétés humaines industrielles qui ont supplanté les forces géologiques ? La géohistoire a-t-elle rencontré l’histoire des humains ?

Alors que la commission de travail sur l’anthropocène avait recommandé l’acception du terme, la Commission internationale de stratigraphie (CIS) a récemment tranché : la proposition de faire débuter au milieu du XXsiècle une nouvelle époque géologique nommée « anthropocène », époque des humains, n’a pas été votée. La stratigraphie découpe le temps en tranches et en établit les limites par le biais de débats et de votes. Aux yeux des stratigraphes « réfractaires », les activités humaines ne sont pas comparables aux processus géologiques : elles ont affecté de manière hétérogène notre planète depuis plusieurs milliers d’années. Les partisans de l’anthropocène sont donc soupçonnés de confondre un événement « transformant » avec une limite géologique.

Ce vote résonne comme une trahison pour tous ceux qui se mobilisent pour inventer des manières plus respectueuses d’habiter la Terre. La CIS n’est pas une instance représentative de toute une communauté comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. C’est une petite assemblée qui veille sur les « tables de la loi » du découpage de la géohistoire. Cette loi n’est pas celle des processus terrestres, c’est celle des « arrangements » humains qui nous permettent de projeter sur le fil des transformations terrestres un découpage humain.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Officiellement, la Terre n’est pas entrée dans l’anthropocène, conclut la communauté des géologues

Par ce choix, la communauté des stratigraphes « réfractaires » a cristallisé une fracture au sein de la communauté des sciences de la Terre qui s’est considérablement élargie au point qu’aujourd’hui, plutôt que de géologie, on parle des géosciences qui voient la Terre comme un système intégré. Récemment, le concept de zone critique analyse, au sein de la fine pellicule habitable, comment se transforme une zone rocheuse en un milieu de vie. Lorsqu’on travaille sur la zone critique, cet espace qui est précisément la niche écologique de tous les humains et de l’ensemble du vivant, l’évidence d’une récente détérioration majeure est aveuglante. L’anthropocène ne fait plus aucun doute.

Intégrer l’histoire, la sociologie, la philosophie…

Cette poignée de stratigraphes dubitatifs jette le doute sur l’ensemble d’une communauté d’experts et de défenseurs de la Terre. Elle imagine que notre planète pourrait continuer avec ses propres lois comme dans l’« ancien régime climatique » et que l’activité des humains ne constitue qu’un épiphénomène. Elle reprend une vieille distinction entre la nature avec ses lois (physiques, biologiques…) et les affaires humaines (l’histoire, la sociologie…). Comme l’ont théorisé des grands penseurs comme Michel Serres, Philippe Descola ou Bruno Latour, la séparation entre nature et culture est un biais occidental que les bouleversements actuels rendent caduc. Il y a quelques années, face aux réticences de la CIS, Bruno Latour, prémonitoire, nous disait : « Il faut les comprendre, c’est compliqué de devoir intégrer les sciences des historiens, des sociologues, des philosophes… des saltimbanques ! » C’est se tromper de Terre. Toute science est contingente et les sciences de la Terre ont des enjeux et des impacts politiques. Refuser l’anthropocène fait perdurer les séparations entre nature et culture, sciences exactes et sciences sociales, science et politique. En ce sens, le vote négatif de la CIS est un symbole de haute portée philosophique et d’un manque de réflexivité.

Il vous reste 41.02% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Partager
Exit mobile version