dimanche, mai 19

Pendant 15 ans, Bernard Pivot, disparu ce lundi, a animé Apostrophes, émission littéraire suivie chaque vendredi par des millions de téléspectateurs.
Il y a reçu nombre d’écrivains, mais aussi des politiques, des chanteurs, ou encore des acteurs.
Il a aussi réuni des duos improbables, avec à la clé quelques séquences qui ont marqué des générations.

On y riait beaucoup, on rivalisait d’esprit, on fumait et on buvait, et parfois, on s’insultait… Avec sa mythique émission télévisée « Apostrophes », qu’il a animée de 1975 à 1990, Bernard Pivot avait réussi le tour de force de faire entrer dans le salon des Français les plus grands noms de la littérature : Sagan, Barthes, Nabokov, Bourdieu, Eco, Le Clézio, Modiano, Levi-Strauss ou encore le président Mitterrand, avec souvent des moments marquants. 

Comme en 1987, où il interviewe clandestinement Lech Walesa en Pologne, ou quand il reçoit Marguerite Duras qui lui avoue : « On boit parce que Dieu n’existe pas ». Mais de temps en temps, Bernard Pivot n’hésitait pas à confronter les personnages les plus opposés, comme Georges Brassens, l’anti-militariste convaincu face au général Marcel Bigeard… Et cela faisait des étincelles. 

« Encore un peu de thé, monsieur Nabokov ? »

Le 30 mai 1975, le célèbre romancier américain d’origine russe Vladimir Nabokov passe en direct à « Apostrophes ». Mais, détestant l’improvisation, il n’accepte cette invitation qu’à plusieurs conditions : recevoir les questions et y répondre par écrit, en faisant semblant d’avoir une conversation tout à fait normale avec son interlocuteur. Pour y parvenir, les deux hommes avaient mis au point un petit stratagème : l’écrivain s’installe derrière un bureau sur lequel est déployée une pile de livres pour cacher ses notes. Autre détail singulier de cette interview : Nabokov avait demandé qu’on lui verse du whisky dissimulé dans une théière, pour ne pas donner un mauvais exemple aux téléspectateurs. Jouant le jeu à la perfection, Bernard Pivot lui lance alors pendant l’émission : « Encore un peu de thé, monsieur Nabokov ? »

« Ta gueule, Bukowski ! »

Trois ans plus tard, le 22 septembre 1978, l’écrivain américain d’origine allemande Charles Bukowski va offrir à l’émission l’une de ses séances cultes. Elle ouvrira d’ailleurs le dernier numéro d’ »Apostrophes », diffusé le 22 juin 1990. Après avoir bu trois bouteilles de Sancerre avant le début de l’émission et durant son interview, l’auteur, complètement saoul, tient des propos incohérents à l’antenne. Le journaliste et écrivain François Cavanna essaie de le faire taire et lui lance : « Ta gueule, Bukowski ! ». L’écrivain américain se penche ensuite vers la romancière Catherine Paysan pour caresser son genou. « Ça, c’est le pompon ! », s’écrit-elle. Bukowski s’agite sur sa chaise. Quelqu’un vient le soutenir pour qu’il puisse quitter le plateau. Les ventes des romans de l’Américain explosent. Bernard Pivot racontera plus tard qu’il n’en menait pas large, craignant que Bukowski ne vomisse devant les caméras. 

« Qu’est-ce qu’il a dit, le blaireau, là ? »

Le 26 décembre 1986, Serge Gainsbourg et Guy Béart sont réunis sur le plateau : le premier, interrogé sur son autre passion, la peinture, affirme que la musique est un « art mineur ». Ce qui fait bondir le second. S’ensuit une conversation houleuse durant laquelle Gainsbourg, affalé devant un piano, peut-être éméché, explique que « ce sont les mots qui véhiculent l’idée et non pas l’idée qui véhicule les mots ». Guy Béart n’est pas d’accord. Gainsbourg, sans même tourner la tête, lâche : « Qu’est-ce qu’il a dit, le blaireau, là ? » Béart tente de parler, mais l’auteur de « Melody Nelson » balance : « Ta gueule ». « Je sens qu’il y a un petit contentieux entre vous », lâchera Pivot. « Mais non ! », souffle Gainsbourg. « Absolument pas ! Je le connais pas ». Ce qui est totalement faux.

Bernard Pivot gardera un mauvais souvenir de cet épisode : « Guy Béart avait été agressé, il avait dû réagir et l’émission ne le mettait pas à son avantage ». « Ce qu’il y avait de blessant dans ‘blaireau’, c’était la façon de le dire. Une méchanceté se dégageait », notera pour sa part Béart.

« Moi, M. Matzneff me semble pitoyable »

Autre débat houleux qu’on a beaucoup revu en janvier 2020, lorsque éclate l’affaire Gabriel Matzneff, c’est celui de mars 1990, lorsque la romancière québecoise Denise Bombardier s’oppose à celui dont les écrits font l’apologie des relations sexuelles avec les enfants et adolescents. « S’il y a un véritable professeur d’éducation sexuelle, c’est quand même Gabriel Matzneff, il donne volontiers des cours », lance Bernard Pivot, badin, en présentant l’auteur qu’il qualifie aussi de « collectionneur de minettes ». « Moi, M. Matzneff me semble pitoyable », répond Denise Bombardier, seule sur le plateau à s’inquiéter pour les conquêtes mineures de l’écrivain et jugeant qu’il aurait eu « des comptes à rendre à la justice » s’il n’avait pas « une aura littéraire ». « Il y a des limites même à la littérature », déclare-t-elle encore. Bien après, en 2019, Bernard Pivot regrettera de ne pas avoir eu « les mots qu’il fallait ». 

Il faut dire que cette séquence est devenue virale après la sortie du livre « Le Consentement » de Vanessa Springora, sur ses relations, mineure, avec Gabriel Matzneff. « Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale ; aujourd’hui, la morale passe avant la littérature », avait jugé Pivot. « Moralement, c’est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque. »


Virginie FAUROUX

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