C’était une rencontre un peu provoquée, même s’il n’en savait rien, dans une petite cité portuaire des bords du Danube, « quelque part dans le sud-ouest de l’Ukraine », comme on dit dans ces cas-là, car il savait qu’il était une cible. Sur les traces du chaos des exportations de céréales ukrainiennes, en grande partie bloquées par la Russie, nous avions rencontré Oleksi Vadatursky, fondateur et président de Nibulon, devenu en vingt ans le plus gros opérateur sur le marché céréalier ukrainien.
Avant l’invasion russe du 24 février, Nibulon exportait des millions de tonnes de céréales et d’oléagineux vers le monde entier à partir de Mykolaïv, l’un des principaux ports ukrainiens de la mer Noire, réduit depuis au silence et à l’immobilisme par Vladimir Poutine. C’est là, à Mykolaïv, qu’il a été tué avec sa femme, Raisa, dans la nuit du samedi 30 au dimanche 31 juillet, lors du pire bombardement qu’a connu la cité depuis février.
Oleksi Vadatursky se trouvait dans sa maison du district de Zavodky, une ancienne zone industrielle militaire de l’époque soviétique – Mykolaïv était alors une ville interdite –, devenue un quartier huppé pour Ukrainiens enrichis, à deux pas du port où Nibulon a construit une partie de ses infrastructures céréalières. Sur la quarantaine de frappes qui ont touché la ville portuaire cette nuit-là, sept ou huit ont atteint la maison d’Oleksi Vadatursky, et particulièrement la chambre du couple. Hasard ? Ou volonté de terroriser, à travers lui, tout un secteur vital pour l’économie ukrainienne ?
Un cauchemar logistique, forcément coûteux
Alors que les ports de la mer Noire, d’où partaient avant guerre les dizaines de millions de tonnes de céréales, sont bloqués et soumis aux menaces russes, une bonne partie des agriculteurs et tradeurs ukrainiens ont depuis ce printemps tenté de sortir les céréales par la Bessarabie (région de l’Ukraine voisine de la Roumanie) et les petits ports du Danube qui bordent la frontière roumaine.
Au fil des rencontres, un endroit particulier situé dans ce territoire devenu un entonnoir pour des dizaines de milliers de camions de blé, d’orge ou de maïs avait retenu notre attention. S’y se réunissaient, paraît-il, les acteurs centraux du business du blé pour improviser à marches forcées des solutions logistiques improbables.
Les poids lourds convergent vers cette région de tout le pays, leurs chauffeurs font la queue des journées entières, voire des semaines, pour décharger leur cargaison, 25 tonnes à la fois, par le biais des rares élévateurs de petits ports sous-dimensionnés. Une fois pleines, les barges de 3 000 tonnes ou les navires de 7 000 tonnes progressent le long du Danube avec une lenteur exaspérante jusqu’à Sulina ou Constanta, des ports roumains. Là-bas, il faut encore braver la corruption, le manque de pilotes de barges, l’absence de silos pour stocker les céréales, l’embouteillage de dizaines de navires au large de l’embouchure du fleuve, la pression des acheteurs, des brokers, des tradeurs étrangers…
Il vous reste 64.03% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.