vendredi, janvier 10

A la rédaction du Monde, ce mercredi 7 janvier 2015 a tout d’une journée ordinaire. Un directeur déplore, par e-mail, le bouclage trop tardif (« catastrophissime ») de l’édition du jour. A la une du journal daté du 8 janvier : « Thierry Lepaon prend le risque d’entraîner la CGT dans sa chute » et « La folie Houellebecq ». Une journaliste de la rédaction numérique, responsable du suivi de l’actualité en temps réel, commence à reprendre les dernières déclarations du ministre de l’économie : Emmanuel Macron, qui n’est pas encore candidat à l’élection présidentielle, estime qu’« il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires ».

Midi approche. Les chefs de service gagneront bientôt le 6e étage des locaux, encore sis boulevard Auguste-Blanqui, à Paris, pour la conférence de rédaction quotidienne. Chacun ignore que la France s’apprête à perdre une partie de son innocence. A son échelle, Le Monde va vivre des heures structurantes pour sa vie collective.

Dix ans plus tard, chacun se rappelle à quel poste il était le jour de l’attaque contre Charlie Hebdo, qui a fait douze morts. Comment jauge-t-on ce dans quoi on bascule ? N’y avait-il pas déjà eu des menaces et une attaque au cocktail Molotov, sans qu’il y eût de victimes ? Est-ce que l’actualité pourrait être suivie dans un simple article ? Ou un direct – un « live », terme que nous utilisons pour qualifier ce format dévolu au traitement des événements d’ampleur et très évolutifs – doit-il être ouvert ? En quelques minutes, la rédaction décide de privilégier cette deuxième option.

A 12 h 04, un message est envoyé sur les téléphones des lecteurs abonnés à nos notifications : « Deux hommes armés attaquent le siège du journal Charlie Hebdo, des victimes. » A 12 h 06, une première publication : « Bienvenue dans ce direct sur l’attaque qui a eu lieu au siège du journal satirique Charlie Hebdo, ce mercredi. »

Un moment fondateur

Dans la mémoire de la « rédaction Web », les attentats de janvier 2015 sont restés comme un moment fondateur. Instants où les événements l’ont contrainte à transformer ses habitudes. Cela fait pourtant plusieurs années que la rédaction numérique du Monde explore le suivi de l’information en live. L’année 2011, à elle seule, a donné lieu à un déferlement d’actualités évolutives : la catastrophe nucléaire de Fukushima, les « printemps arabes », l’« affaire DSK ». En 2012, le siège de Mohammed Merah à Toulouse et l’assaut contre lui avaient été suivis pendant trente heures, sur Twitter, par un journaliste de la rédaction Web, Soren Seelow.

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Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas d’un exercice d’information en direct – à part les rencontres sportives ou encore les allocutions télévisées, rares sont les événements que l’on peut véritablement retranscrire à l’instant même où ils se produisent. Mais le live s’est imposé comme un outil indispensable, quand l’accumulation d’informations nouvelles se fait plus rapide que la mise à jour d’un article.

Cette fois, tout s’emballe. Comment s’y retrouver dans le magma d’informations sur les réseaux sociaux comme chez les confrères ? Qui est mort ? Qui est vivant ? Qui était là ? Qui n’y était pas ? Qui sont le ou les auteurs de l’attaque ? Les premières minutes du « live Charlie » témoignent de l’épais brouillard dans lequel navigue la rédaction.

A 13 h 33, nous écrivons : « Nous n’avons pour l’instant pas de confirmation du décès de Charb et Cabu annoncé par plusieurs médias. Nous attendons d’avoir d’autres sources. » Un peu plus tard : « Selon des sources policières indirectes, Charb, dessinateur et directeur de la publication de Charlie Hebdo, et le dessinateur Riss seraient morts. » Dans les minutes qui suivent, nos écrits ne mentionnent plus la mort de Riss, et pour cause. Dix ans plus tard, il est toujours vivant.

Jamais nous n’avions été amenés à couvrir en direct des événements de cette importance et qui comportaient une telle part d’inconnu. D’autant plus qu’ils se déroulaient juste de l’autre côté de la Seine et frappaient notre profession. En conséquence, racontent plusieurs témoins de l’époque, une part de la ligne éditoriale du Monde s’est écrite au fil de la traque des terroristes, jusqu’à l’assaut dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne) et l’attaque du magasin Hyper Cacher porte de Vincennes, à Paris, le vendredi 9 janvier. Entre-temps, c’est toute une rédaction qui a mûri.

Une prudence qui deviendra une marque de fabrique

A en croire les principaux journalistes qui se sont relayés, jour et nuit, pour alimenter le récit en direct de la traque, ces trois jours ont été essentiels pour affûter une prudence qui deviendra une marque de fabrique. Le réflexe initial des « liveurs », plutôt rodés à des événements internationaux, est de reprendre les informations des confrères, en les créditant, dans un souci d’exhaustivité et de rapidité. Petit à petit, cette habitude est questionnée.

Dès le mercredi soir, un dilemme s’impose : le nom des assaillants commence à circuler dans d’autres médias alors que les autorités ne l’ont pas encore rendu public. Que faire ? Les reprendre au risque de relayer une fausse information ? Se taire ? « Ce serait irresponsable de “liver” l’enquête », met en garde une journaliste du service Enquête dans un e-mail envoyé dans la soirée. Le risque : entraver le travail des enquêteurs, briser un effet de surprise, mettre des vies en danger… Les autorités diffuseront finalement d’elles-mêmes un avis de recherche avec les noms et les photos des frères Kouachi.

Très vite, un circuit interne de double vérification de l’information se met en place, créant un pont inédit entre des équipes qui n’unissaient jusque-là que trop rarement leurs efforts : les services de rédaction étiquetés comme « Web » et ceux considérés comme plus « print » – dont les articles sont également publiés dans le journal. Les questions des lecteurs et les informations des confrères sont soumises en quasi-temps réel aux journalistes spécialisés, qui sont en lien avec leurs sources au sein des forces de l’ordre, du ministère de l’intérieur ou du parquet de Paris pour obtenir des réponses ou des confirmations « maison ». Même les sources anonymes citées par l’Agence France-Presse, dont les dépêches nous servent habituellement de boussole, suscitent, dans ce contexte, de la méfiance.

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Dans le dialogue avec les lecteurs bourgeonne le début d’une promesse qui va à contre-courant de l’information en continu : ici, ils trouveront non pas toutes les dernières informations, mais les dernières informations authentifiées par Le Monde. Une transparence martelée d’heure en heure : « Nous ne savons pas », « Nous n’avons pas d’information à ce sujet », « Nous tentons de vérifier ces informations ».

La formule ne se fera pas sans quelques tensions entre les partisans de la très grande prudence et ceux qui plaident d’abord pour une importante réactivité. Elle fera surtout date, se passant d’une génération de « liveurs » à une autre. Elle scellera, enfin, un contrat de confiance avec des lecteurs qui expriment sur ce sujet une grande reconnaissance. Un collègue aura le temps, dans ces heures folles, de recenser des dizaines de messages de remerciements et de gratitude quant au respect de ces principes.

La rédaction Web se trouve, par ailleurs, submergée de collègues, contributeurs volontaires, proposant un coup de main sur le terrain ou une réaction à publier dans le direct. Des directeurs de la rédaction s’installent même à la table centrale de la rédaction Web pour copiloter un direct suivi par des millions de lecteurs.

Un point de repère

Le live ne désemplit pas, et c’est un autre enseignement. Les lecteurs sont de plus en plus nombreux et restent connectés. Avec plus de 15 millions de visites, les 8 et 9 janvier font partie, aujourd’hui encore, des dix journées où notre site a connu le plus d’audience. La nuit, ce sont les expatriés qui dialoguent avec les journalistes de permanence. Ces derniers y perçoivent un besoin d’entrer en communion, ou en compassion, avec la France. Notre chargée des réseaux sociaux reçoit de nombreux dessins d’hommage. Le direct devient un autre lieu pour se recueillir, partager sa stupeur, et un point de repère. Un côté « coin du feu », selon les mots d’une collègue, qui restera une marque de fabrique, de la communauté des fans des lives sportifs à ceux qui traverseront la crise sanitaire de 2020 avec le live « Nos vies confinées ».

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Certains des journalistes qui ont contribué au live de janvier 2015, ainsi que les chercheuses Brigitte Sebbah et Nathalie Pignard-Cheynel, qui ont étudié la pratique du live au Monde, l’ont constaté : les principes directeurs du suivi de l’actualité en continu existaient avant les attentats de janvier 2015. Des ponts avaient été établis entre les services de la rédaction, des alertes avaient déjà été lancées, notamment concernant la reprise immédiate d’informations judiciaires pour lesquelles Le Monde n’avait pas directement eu accès à la source. L’honnêteté de dire à nos lecteurs « nous n’avons pas cette information » préexistait également. Jamais, cependant, l’ampleur des événements n’avait à ce point rendu la formalisation de ces règles nécessaire.

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A la fin de la semaine, après les assauts à Dammartin-en-Goële et à l’Hyper Cacher, un double sentiment domine au sein de la rédaction. D’abord, une forme de fierté d’avoir réussi à créer une manière de faire du live à la mode du Monde, assumant ses lenteurs au profit de sa rigueur, en rassemblant le collectif et en se rendant plus accessibles aux lecteurs. Ensuite, l’impression de détenir une doctrine, un mode d’emploi. La rédaction ne le réalisera que plusieurs mois plus tard, quand un commando sèmera la mort et la terreur au Stade de France, à Saint-Denis, et sur des terrasses de café et au Bataclan, à Paris, et que les réflexes des journalistes du Monde devront d’eux-mêmes ressurgir au moment de raconter, à nouveau, l’horreur.

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