dimanche, juin 30

Inconséquente, la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron a plongé notre pays fatigué dans une campagne électorale comprimée à l’extrême, réduite à des négociations bâclées, à des arguments caricaturaux et à des débats tronqués, soit l’exact inverse de ce dont il aurait besoin. L’immédiateté affolée des réseaux sociaux et des chaînes de polémique en continu s’est imposée là où il aurait fallu commencer à restaurer, enfin, le temps long d’une délibération collective.

Défaitiste, la décision du chef de l’Etat, au soir des élections européennes du 9 juin, a acté son isolement et son incapacité à utiliser les trois années de mandat qui lui restent pour redéfinir une politique et recomposer une majorité, afin de s’attaquer aux causes profondes de ce qu’il prétendait combattre, la montée continue du Rassemblement national (RN). Dangereuse, elle peut donc déboucher, à l’issue des deux tours des élections législatives, les dimanches 30 juin puis 7 juillet, sur la prise de pouvoir par l’extrême droite, pour la première fois par les urnes, si les scrutins devaient lui accorder une majorité absolue de députés, ce qu’aucun observateur, pour l’heure, ne se risque à exclure.

Le brouhaha d’invectives et de chiffres qui a tenu lieu de campagne ne doit pas faire perdre de vue la portée historique d’un tel événement, s’il devait survenir. Face à cette funeste éventualité, Le Monde, dont la rédaction est statutairement indépendante de tout pouvoir, ne saurait se dérober, même s’il n’a vocation ni à soutenir un parti ni à donner des consignes de vote. Cette réserve n’empêche pas le rappel des valeurs, héritées de nos quatre-vingts ans d’histoire, qui peuvent nous conduire à identifier des menaces.

Dévalorisation du front républicain

Comme nous l’avions écrit à la veille du scrutin européen, l’accès de l’extrême droite aux leviers de commande de nos démocraties constitue le danger politique majeur qui pèse sur les pays occidentaux. Il est encore aggravé par les autres périls – guerres, catastrophes climatiques, tensions géopolitiques, secousses économiques et sociales – qui font trembler notre monde.

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Pour s’en prémunir en France, dès le premier tour, il importe déjà de se mobiliser – ce qu’ont commencé à faire nombre d’électeurs si l’on en croit les projections de participation. Selon les opinions de chacun, le choix de candidats républicains convaincus, démocrates sincères, paraît assez large dans chaque circonscription, de ceux du Nouveau Front populaire (NFP), qui rassemble les partis de gauche, jusqu’à ceux du parti Les Républicains qui ont condamné la trahison de leur président, Eric Ciotti, en passant par les candidats de la majorité qui ne se seront pas laissé égarer par la fallacieuse équivalence entre NFP et RN que tente d’installer l’état-major du camp Macron. Pour s’orienter dans ce choix, un critère devrait s’imposer : un engagement clair à se désister au second tour, en cas de triangulaire, en faveur du candidat le mieux placé pour devancer l’extrême droite.

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Refaire barrage ? Oui, une nouvelle fois, résolument. Sans prêter attention aux ricanements des cyniques de tout poil qui ironisent depuis des années contre ce comportement civique. Cette dévalorisation du front républicain constitue le revers de la banalisation du RN, la deuxième mâchoire de la tenaille de l’extrême droite. N’en déplaise aux commentateurs réactionnaires, les limites du champ républicain ne sont pas déterminées par les gains ou les pertes de la bataille culturelle entre droite et gauche. Tous les démocrates authentiques, quel que soit leur bord politique, savent les discerner. Il faut toute la mauvaise foi de ceux qui espèrent que le pire advienne pour ne pas reconnaître qu’il existe des mesures incompatibles, en soi, avec notre République.

Le tri entre ses citoyens en est une. La mise à l’écart des binationaux de certains métiers sensibles, telle qu’annoncée par le président du RN, Jordan Bardella, est ainsi un aveu de la persistance dans ce parti de l’ancestrale obsession de l’extrême droite pour les « faux Français », accablante mise au jour des soubassements idéologiques, antisémites et racistes, sur lesquels continue à être posée la maison Le Pen. La remise en cause du droit du sol en est une autre, majeure, puisqu’elle vise à mettre à bas la loi de 1889, fondement républicain de notre code de la nationalité, sur lequel s’appuie notre système d’intégration, qui inclut aussi le mode de preuve de la nationalité pour de très nombreux Français.

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La stigmatisation par les origines ou les apparences, la constitution de catégories entières de la population en boucs émissaires, d’autres encore. Il est frappant de constater qu’avec le renoncement progressif à la plupart des propositions, aussi incohérentes qu’inapplicables, qui composaient son programme économique les engagements du RN se retrouvent peu à peu réduits à ces fondamentaux, qui signent sa vraie nature tout autant que les profils et les déclarations de nombre de ses candidats.

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Dans tous ces domaines, comme dans ses relations avec les puissances étrangères, avec l’Europe, comme sa vision de l’évolution des mœurs, le RN s’inscrit ainsi dans une histoire qui suit un cours inverse de celui qui a porté la France depuis la Révolution. Lui céder une parcelle de pouvoir, ce n’est rien de moins que prendre le risque de voir peu à peu défaire tout ce qui a été construit, conquis, en plus deux de siècles et demi. A fortiori lorsque c’est un clan familial, devenu une petite entreprise vouée à ses propres intérêts, qui mène les travaux.

Une triple « brutalisation »

Cette sombre perspective peut-elle ressouder un front républicain solide face à des électeurs qui cherchent, par leur vote RN, avant tout à se débarrasser du personnel politique en place ? En tout cas, elle n’a pas dissuadé d’anciens responsables et des essayistes issus de la gauche de considérer que, dans leur hiérarchie des périls du moment, celui du NFP était bien plus élevé que celui de l’extrême droite.

Est-ce un autre effet de l’affolement qui caractérise cette campagne tronquée ? De fait, le paysage électoral, en cette veille de premier tour, paraît marqué par les effets d’une triple « brutalisation ». Au centre, c’est le président de la République, en personne, qui porte cette violence verbale jusqu’au cœur de la campagne en déclarant notamment redouter une « guerre civile » si le RN ou le NFP l’emportait.

Propos ahurissants pour un chef de l’Etat, qui ne font que prolonger la façon dont il n’a cessé de créer de la tension. Reconstruire l’espace politique français en ruine, dans lequel il a émergé il y a sept ans, en commençant par son centre, aurait demandé une humilité, une attention aux autres de tous les instants. Mais Emmanuel Macron ne dispose visiblement d’aucune de ces vertus, et son entourage n’a jamais été pensé pour compenser ses défauts. Son narcissisme a fini par l’exposer à un rejet supérieur à celui qui l’avait placé au pouvoir et par menacer tout le bloc central de sa majorité d’effondrement.

A gauche, c’est Jean-Luc Mélenchon qui complique la démarche d’union. Là encore, son impopularité est liée à son choix de la violence verbale et d’une stratégie de l’affrontement permanent, depuis plusieurs années, aggravée par une pratique sectaire du pouvoir qui l’a conduit à éliminer plusieurs de ses anciens proches, devenus opposants, des investitures de La France insoumise (LFI) au sein du NFP. En outre, sa stratégie de placer le conflit israélo-palestinien au centre de la campagne des européennes, ainsi que ses provocations et ses déclarations ambiguës sur le sujet, l’a exposé personnellement, ainsi que son parti, aux accusations d’antisémitisme. Les « insoumis » s’insurgent aujourd’hui contre cette « instrumentalisation », alors qu’il aurait été bien plus convaincant de poser quelques mots clairs dès le 7 octobre 2023 sur le massacre, les prises d’otages et les atrocités commises par le Hamas au cours de son opération terroriste.

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A l’extrême droite, la brutalisation a été commise au cours d’un passé récent. Il est tout à fait ironique que son auteur, Eric Zemmour, ait perdu aujourd’hui le fil de sa stratégie politique, et qu’il ait été lessivé par le clan Le Pen. C’est l’ancien journaliste qui, des colonnes du Figaro aux plateaux de CNews, puis à sa campagne présidentielle, a vulgarisé dans le débat public les théories racistes les plus nauséabondes. C’est lui qui a contribué à habituer des classes sociales aisées et des tranches d’âge avancé, peu en contact avec les populations immigrées, à des diatribes discriminatoires. Cette violence verbale permet aujourd’hui à Marine Le Pen, comme à Jordan Bardella, de ne pas en rajouter. Les mots ont été prononcés, les concepts ont circulé. Avant qu’il ne soit poussé hors champ par la rancune que lui voue son ancienne concurrente, il ne faut pas oublier qu’Eric Zemmour fut le premier poulain de Vincent Bolloré, aujourd’hui en soutien de Jordan Bardella, dans ce mélange de mercantilisme et d’idéologie qui a poussé le magnat de la communication à placer l’ensemble de ses médias au service de l’extrême droite. Désastreuse pour le débat public, cette collusion donne une raison de plus de se mobiliser contre l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui dénaturerait notre démocratie tout en déshonorant notre nation.

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Le Monde

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