Automne 1987. Lancement confidentiel de Bois noir, un parfum vendu exclusivement dans les boutiques Chanel de la rue Cambon et de l’avenue Montaigne. Ce boisé culotté marie la richesse du bois de santal à des notes de fleurs, de fruits et d’épices, quand la parfumerie masculine ne jure que par la fraîcheur. Bois noir laissera une trace indélébile dans les mémoires, au point que Chanel décida de le relancer en 1990 dans une version plus consensuelle, préférant cette fois un circuit grand public et un nom plus accrocheur.
Mais quel nom ? Pour le trouver, Chanel lance une vaste enquête de rue sur les valeurs associées à l’idée de masculinité, non pas chez les hommes mais auprès d’un public féminin. « Quatre-vingt-trois pour cent des femmes interrogées répondent l’égoïsme, sans toutefois y associer une dimension péjorative », précise Julie Deydier, chargée de patrimoine chez Chanel. Au contraire, elles estiment qu’un égoïsme bien compris – bien loin de l’égocentrisme – contribue à l’estime de soi et à l’épanouissement personnel. L’égoïste selon Chanel fait de son propre bonheur la loi de ceux qui l’entourent.
Jacques Helleu, directeur artistique des parfums et de l’horlogerie, est convaincu qu’il tient là le nom du futur parfum. Il est bien le seul. Dans la maison, on tente de l’en dissuader en lui faisant comprendre que le client n’est guère porté sur le second degré quand il s’agit de luxe. Cet esthète pour l’éternité, surnommé « l’Œil » de la maison de la rue Cambon, botte en touche en reprenant à son compte le bon mot attribué au dramaturge Eugène Labiche : « Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. »
Manifeste de modernité
Jacques Helleu enfonce même le clou en reconstituant dans les pays où le parfum est présenté « l’appartement du parfait égoïste ». Quelques journalistes triés sur le volet y sont conviés à partager comme il se doit le « menu du parfait égoïste ». Et voilà comment, d’un vilain défaut, Chanel fit un parfum d’audace, complexe, fait pour intriguer, en bousculant au passage son image de marque bourgeoise qui ne sait composer que des parfums féminins.
Il ne reste plus qu’à se mettre d’accord avec Nicole Wisniak, éditrice depuis 1977 du magazine photo Egoïste, ce qui fut, paraît-il, une simple formalité. Le film publicitaire plein de fureur et d’ironie signé Jean-Paul Goude, où l’on voit des femmes délaissées faire claquer les volets d’un palace de la Côte d’Azur sur un air de Prokofiev, sommant l’égoïste de se montrer (« Egoïste, où es-tu ? Montre-toi, misérable ! »), parachève l’histoire en transformant ce défaut en un cri du cœur et un manifeste de modernité.
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