Rien n’est simple, tout est compliqué et, parfois, ce n’est pas plus mal. Au quotidien, invoquer la complexité des choses et du monde peut rendre quelques services. Parmi la panoplie des euphémismes, ces pirouettes de la langue qui permettent de ne pas dire trop directement les choses qui gênent, la locution « c’est compliqué » fait fureur.
Il n’y a plus de causes désespérées, de paris perdus d’avance, de situations douloureuses, de conflits ouverts ni de désorganisation avérée. Il y a seulement des choses compliquées ou, si l’on veut ajouter un zeste de sophistication, voire de mystère, complexes. « Entre elle et moi, c’est compliqué » signifie que la rupture est imminente, si ce n’est consommée. « Pour sa réélection, cela s’annonce compliqué » est le signe que les carottes sont cuites.
Cette expression passe-partout permet de ne pas avoir à expliciter le fond du problème et d’éviter une situation de malaise tout en décourageant implicitement la moindre demande de précision. « Dire “c’est compliqué”, c’est noyer le poisson, pousser la poussière sous le tapis, opter pour une forme de repli », considère Julien Soulié, enseignant et membre du Projet Voltaire, un service en ligne de formation à la maîtrise de l’orthographe et de l’expression.
Peau de banane lexicale
Etymologiquement, « euphémisme » procède du grec euphemismos, littéralement « bien parler ». Ou plutôt « employer le mot qui convient ». En l’espèce, celui qui fera consensus, fût-il mou. Car les Anciens maniaient avec dextérité la parole ripolinée, bien avant les communiqués militaires où les « bombardements » deviennent des « frappes », voire le parler managérial, qui évoque des « problématiques de gouvernance » pour habiller des conflits qui se résument à de vulgaires guerres de clans ou d’ego.
Tout aussi euphémisé, le saupoudrage de « un peu » trop fréquent dans notre expression orale produit l’effet délétère d’une peau de banane lexicale. Faire savoir à autrui que l’on va « un peu » présenter un bilan ou « un peu » expliquer des projets atténue la portée de tout le reste du propos. Il annonce une expression incomplète formulée par quelqu’un qui nous fait savoir en creux qu’il n’a pas envie de tout nous raconter. On dérange ?
Il faut attribuer une mention spéciale au très agaçant euphémisme exécuté en version mimée. Pour faire savoir que l’on n’assume pas ce que l’on est en train de dire, notamment s’il s’agit d’évoquer des problématiques (un peu) trop politiquement incorrectes, il est possible de réaliser un mouvement des deux mains relevées, l’index et le majeur fléchissant en cadence pour former des guillemets. Une prise de distance gestuelle au parfum de pudibonderie intellectuelle, celle qui fait, par exemple, évoquer « des milieux (entre guillemets) défavorisés ».
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