mercredi, octobre 23
Retrouvez tous les épisodes de la série « Batailles d’eau » ici.

Directeur de recherche au CNRS et membre du Centre de recherche et de documentation sur les Amériques, Franck Poupeau a travaillé sur les politiques de l’eau et les inégalités urbaines en Amérique du Sud et aux Etats-Unis. Auteur de Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019) (Raisons d’agir, 2021), il a aussi coordonné les éditions posthumes des travaux de Pierre Bourdieu et collabore avec les éditions Raisons d’agir.

Dans quel contexte s’inscrit la guerre de l’eau de Cochabamba, qui débute en décembre 1999 ?

Alors que la Bolivie traverse une grave crise économique, le gouvernement met en œuvre à partir des années 1980 des politiques de privatisation des services publics afin de répondre aux recommandations de la Banque mondiale. Une deuxième vague concerne, à la fin des années 1990, les services urbains de gestion de l’eau. Après La Paz en 1997, le processus concerne en 1999 Cochabamba, la troisième ville du pays, située au cœur de la cordillère des Andes. La concession de l’approvisionnement en eau est cédée à un consortium dirigé par l’entreprise italienne International Water Limited et l’entreprise américaine Bechtel.

Quel est l’élément déclencheur de la mobilisation ?

Le basculement est brutal, dans un contexte de libéralisme triomphant. Cette politique de privatisation ne prévoit en effet aucune mesure sociale. Les quartiers populaires excentrés sont plus chers à équiper, ce qui empêche toute perspective de rentabilité. Si la menace d’une hausse des tarifs alerte les forces sociales, c’est un décret interdisant à la population de s’approprier l’eau de pluie qui met le feu aux poudres. Cette pratique traditionnelle permet aux familles les plus pauvres de subvenir à leurs besoins domestiques ou agricoles, dans un contexte de pénurie déjà très marqué. La mesure est la goutte de trop. A partir de décembre 1999, toute la ville est bloquée par les manifestations.

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Plutôt que négocier, le gouvernement envoie l’armée. La répression fait un mort et des dizaines de blessés parmi les manifestants. C’est l’escalade, avec des scènes de guerre urbaine entre soldats et habitants sur les barricades. Le conflit local connaît une résonance nationale et bientôt internationale, jusqu’à la victoire en avril 2000, lorsque le gouvernement annule le contrat de concession.

Comment expliquer l’ampleur du mouvement ?

On a souvent présenté la guerre de l’eau à Cochabamba comme une mobilisation spontanée des populations indigènes locales, dans une vision un peu trop romantisée. En réalité, ce n’est pas un hasard si le mouvement commence dans cette ville qui est au cœur des luttes politiques boliviennes. C’est là qu’a eu lieu la révolution de 1952, puis qu’ont émigré une partie des anciens mineurs licenciés dans les années 1980. C’est aussi une ville sous-équipée et affectée par des pénuries d’eau récurrentes, notamment dans les zones périurbaines et rurales du sud. Plus la population est pauvre, moins elle a accès à l’eau et plus elle la paie cher, car il faut la faire venir en camion-citerne, alors que les quartiers du nord, plus favorisés, sont équipés de réseaux logistiques. Délaissées par les pouvoirs publics, les populations se sont organisées en coopératives, souvent très mobilisées dans l’approvisionnement. Il y a les comités d’irrigation (regantes), les comités de voisinage (juntes vicinales) et les syndicats de travailleurs de l’industrie (fabriles). Les habitants eux-mêmes entretiennent le réseau existant. Toutes ces organisations constituent un terreau local politique et social favorable aux mobilisations. C’est d’ailleurs le représentant syndical des fabriles, Oscar Olivera, qui va devenir l’un des meneurs de la guerre de l’eau.

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