Qu’est-ce que Zanzibar ? Un archipel de l’océan Indien au large de la Tanzanie, en Afrique orientale ? Certes. Mais c’est aussi le titre et la matière d’un roman, le premier de l’autrice française Altaïr Despres qui, partant de la puissance d’évocation de ce territoire – synonyme de séjours enchanteurs pour les personnes qui, sur la planète, ont les moyens de s’y offrir des vacances – propose une fiction à rebours de cet imaginaire.
« Ce livre n’est pas seulement inspiré de faits réels. Il raconte, par la littérature, une histoire vraie », prévient la romancière en préambule. Que ceux qui rêvent d’images romantiques passent leur chemin ; il s’agira ici au contraire de dessiller son regard et d’accepter de gratter là où ça fait mal.
Au départ cependant et pour la plupart des protagonistes du livre, tout part bien d’un rêve : celui que l’on construit en se projetant dans des vacances dès que l’on se met à croire aux images promotionnelles des agences touristiques. Ainsi en est-il pour les deux étudiantes norvégiennes Helle et Dina : « Les parents de Helle lui avaient offert le voyage en récompense pour l’obtention de son diplôme de master. La jeune fille avait proposé à sa meilleure amie Dina de l’accompagner. Elle n’avait pas eu beaucoup d’efforts à fournir pour la convaincre. Il avait suffi qu’elle ouvre son ordinateur, tape « Zanzibar » dans la barre de recherche et qu’elle lui montre les photos. »
Jeunes Occidentales et « beach boys » zanzibaris
Le séjour des deux amies confirme tout d’abord parfaitement leurs attentes. Elles ont droit au « grand chelem, plages paradisiaques (c’était la base), visite de Stone Town (patrimoine mondial de l’Unesco), des plantations d’épices, de Prison Island et de ses tortues géantes, croisière en boutre, concert de taarab (musique locale), kitesurf sur la côte est, baignade avec les dauphins et tout le tralala. »
Les deux jeunes filles s’apprêtent en outre à participer à la « full moon party », une fête organisée chaque mois sur la plage de leur hôtel, et qui est devenue un rituel incontournable des lieux. Les propriétaires ont prévu cette fois les choses en très grand : concert d’ouverture par la star tanzanienne Diamond Platnumz en personne, musique tonitruante, nourriture en abondance et bar bien garni afin de marquer de manière exceptionnelle les vingt ans de leur établissement. Dans la soirée, une foule d’habitués et de nouveaux venus entre en transe dans une ambiance de folie collective, sous les projecteurs lumineux et les enceintes d’où sortent les meilleurs tubes du moment.
Au plaisir de danser s’ajoute alors celui de séduire – ou plus exactement de se laisser séduire – pour des dizaines d’Occidentales présentes, progressivement désinhibées par la consommation d’alcool et de drogue. Car les nombreux « beach boys », garçons de plage et guides zanzibaris et tanzaniens se mêlent aux touristes et expatriées dans l’espoir de tirer parti de la situation : autrement dit obtenir argent ou faveurs matérielles en rétribution de leurs services sexuels.
On atteint ici le cœur du propos d’Altaïr Despres. En effet, à partir de cette fête qui ouvre le roman et en est la matrice, la romancière se met à décliner une série de portraits de femmes dont les parcours et surtout les relations permettent de composer peu à peu un véritable puzzle sociologique de Zanzibar. Ainsi Helle, l’étudiante, devenue très rapidement la petite amie de Dolce, ignore-t-elle que, derrière son sourire, son « amoureux » cache une famille et deux enfants à soutenir. Animatrice culturelle en France, Mathilde vit quant à elle depuis un an dans l’archipel après sa rencontre décisive avec le beau Khamisi… qui s’avère cependant incapable de gagner des revenus légaux.
Tous perdants
On croise encore Ethel, Dina, Vanille, Doria, Inès, Juliette, autant de femmes tombées d’une façon ou d’une autre amoureuses de l’île grâce ou à cause de l’un ou l’autre de ses beach boys pleins de charme. Elles ont sauté le pas pour une semaine ou pour la vie, mais doivent se résoudre à faire, à un moment ou à un autre, le bilan de leur situation. Et comme aux lendemains de fête quand l’ivresse nocturne s’évanouit pour laisser place à la gueule de bois, le réel apparaît alors au grand jour, sale et désenchanté, tel l’envers banal d’une belle carte postale.
« Helle s’apercevait que la petite cachette coupée du monde, le sanctuaire protecteur de la veille était en fait cette vaste étendue dépenaillée entre la plage et les premières maisons du village. La zone était parsemée ici ou là de palmiers, mais aussi de sacs plastiques, de bouteilles vides et de vieux filets de pêche déchirés, charriés par la marée et le vent. »
En multipliant les protagonistes, Altaïr Despres parvient à donner complexité et subtilité à ce qu’elle dénonce : l’inanité d’un tourisme de masse fondé sur un déséquilibre économique entre ses acteurs et qui ne tourne jamais à l’avantage de la population des pays du Sud. A l’opposé de toute sentimentalité, l’argent forme ici la toile de fond de toutes les relations qui se résument au fond à des transactions. D’un côté, on voit des femmes, conscientes de leur liberté et rendues puissantes par leurs capacités financières. De l’autre, de jeunes ressortissants d’un pays pauvre, réduits à survivre avec les repas ou le maigre argent de poche obtenus grâce à leurs capacités sexuelles.
Avant de s’incarner dans des personnages, Zanzibar a été le « terrain » d’anthropologie d’Altaïr Despres. Devenue romancière, l’autrice sait de quoi elle parle. Son choix d’une langue crue et cash, ainsi que d’un narrateur omniscient dont on perçoit l’ironie grinçante finit de servir son projet. Helle rentre quelque peu amère à Oslo avec au fond du cœur le souvenir secret de ses quinze jours d’égarement. Dès avant son départ, Dolce et ses camarades « beach boys » repartent à la conquête de nouvelles proies à séduire. Dans le magnifique archipel tropical de Zanzibar, celles qui sont de passage comme ceux qui restent sont tous perdants. « Post coïtum, animal tristé. »
Zanzibar, d’Altaïr Despres, éditions Julliard, 240 pages, 20 euros.