« Il ne faut pas accepter de banaliser cette tragédie », dit le procureur général d’Ukraine, Andriy Kostin. Ce jour-là, 10 février, ses services enquêtaient sur un bombardement dans le nord-est du pays. La Russie venait de tirer 36 missiles sur la ville de Kharkiv. Le procureur Kostin est un homme posé, il choisit ses mots. La longue et insistante sonnerie d’une sirène d’alarme ne l’arrête pas : il fournit des faits, des chiffres. Depuis le début de l’agression russe, l’Ukraine mène des investigations sur toutes les attaques contre des civils. Cette guerre est la plus documentée dans l’histoire des conflits armés.
Kiev veut des coupables, des noms, des identités précises. Il faut remonter les chaînes de commandement, de Vladimir Poutine aux serveurs de telle ou telle batterie, poursuit le procureur. En douze mois, des dizaines de milliers de soldats sont morts. La guerre a dévasté l’est du pays. Chaque avancée de l’armée russe laisse des villes inhabitables, ruines calcinées d’immeubles détruits à 80 %. Les soldats de Poutine, quand ils progressent, règnent sur des cités fantômes.
Mais l’Ukraine tient les comptes, enregistre, classe et entend bien poursuivre un jour les responsables, jusqu’au sommet de l’Etat russe. Poutine dans le box des accusés ? Les uns y voient une démarche illusoire qui ne peut que retarder une éventuelle négociation. Promettre l’équivalent du tribunal de Nuremberg à son ennemi, ce n’est pas l’inciter au dialogue.
Là n’est pas l’essentiel. La démarche de Kiev donne la mesure du traumatisme subi par les Ukrainiens – le choc d’un pays agressé par le grand voisin qu’il ne menaçait pas ; le martyre subi par les populations occupées ; la vie quotidienne au rythme des bombardements. L’obstination ukrainienne à instruire chaque attaque contre des civils relève d’abord d’une volonté de témoigner.
Viols et adoptions forcées
Jour et nuit, les enquêteurs ukrainiens sont sur le terrain. Récits, pièces à conviction, analyses balistiques, examens de débris de missiles, l’ensemble est patiemment recueilli, étudié, classifié. Dans des paysages dévastés comme l’Europe n’en a pas connu depuis la deuxième guerre mondiale, on documente l’horreur, on archive la terreur.
On tient les listes des civils tués (plus de 9 000, dont 461 enfants), des torturés, des enlèvements d’enfants (16 000, dit-on à Kiev ; 6 000, selon d’autres sources) aux fins d’adoption forcée en Russie, des viols, mais aussi la liste des bombardements indiscriminés – à ce jour, 31 000 crimes de guerre, dit Oleksandra Matviichuk, la présidente du Centre pour les libertés civiles, Prix Nobel de la paix 2022.
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