LETTRE D’ISTANBUL
« Que la victoire est belle ! », ont clamé les Turcs au retour des joueuses de l’équipe nationale qui ont remporté, à Bruxelles, l’Euro 2023 de volley féminin. Pour la première fois de son histoire, le pays venait de décrocher un titre majeur dans une grande compétition internationale. L’année du centenaire de la République fondée par Mustafa Kemal, quel symbole !
A leur descente d’avion, lundi 4 septembre, à Istanbul, la fête que le peuple turc a réservée à son équipe a renvoyé l’image d’une communion nationale dans la liesse avec une jeunesse diverse, remplie d’euphorie et de joie de vivre. Partout des drapeaux et des fleurs. La veille au soir, le président Recep Tayyip Erdogan s’était fendu d’un message enthousiaste sur X (ex-Twitter) saluant l’exploit des joueuses et reprenant le surnom dont elles ont hérité : « Je félicite de tout cœur notre équipe féminine de volley-ball, les “Sultanes du filet”, qui nous ont tous rendus fiers. »
Même le New York Times a parlé d’une « victoire qui s’est transformée en une rare source de fierté nationale, séduisant au-delà des divisions sociales du pays (…), un succès bienvenu pour une Turquie aux prises avec une inflation vertigineuse, une polarisation extrême et une reprise difficile après les séismes dévastateurs de février ».
Seulement, voilà. Les démons de la politique et de la morale n’étant jamais bien loin en Turquie, l’allégresse n’a duré qu’un temps. Harcelée depuis des mois par des groupes d’extrémistes religieux et ultraconservateurs, l’équipe a eu beau reposer un pied sur le sol turc avec une coupe dans les bras, le flot de messages haineux sur les réseaux sociaux a redoublé de violence, reprenant l’offensive comme si de rien n’était.
« Contraire aux valeurs de la société turque »
Principale cible de ces attaques, la joueuse star Ebrar Karakurt. Longtemps, elle a été qualifiée de « honte nationale » par Yeni Akit, quotidien islamo-conservateur et progouvernemental, connu pour ses éditoriaux incendiaires. L’attaquante, ouvertement gay, avait posté sur ses comptes des photos d’elle posant de façon affectueuse entourée d’autres jeunes femmes. Le journal n’a eu de cesse de vilipender « son style de vie contraire aux valeurs de la société turque » et de demander, en vain, son renvoi de l’équipe.
Alors que la joueuse était à peine arrivée à Istanbul, Ihsan Senocak, prédicateur au plus d’un million d’abonnés sur X, a tenu à la mettre en garde, rappelant que « le drapeau porte le sang de tous les martyrs » et qu’il n’a rien à faire « sur des personnes LGBT ». En 2021, alors que l’équipe de volleyball participait aux Jeux olympiques d’été de Tokyo, ce défenseur intraitable du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation au pouvoir depuis vingt et un ans, s’était déjà illustré en critiquant les joueuses pour leur comportement qui, selon lui, s’écarterait de la conception de la femme musulmane. « Fille de l’islam ! Tu n’es pas la sultane des aires de jeux, avait-il tweeté, tu es la sultane de la foi, de la chasteté, de la décence et de la modestie. »
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