Pour mieux comprendre l’intensité du soutien de la Pologne à l’Ukraine face à l’invasion russe, il faut peut-être prendre, à Kiev, la ligne de métro qui traverse le Dniepr et la suivre jusqu’à son terminus. Il n’y a plus ensuite qu’à marcher vers le nord-est durant une petite heure. On croise deux stations-service, une franchise Leroy Merlin, des aires de repos, un modeste champ de mines (signalé par des têtes de mort sur fond rouge) et des affiches à la gloire des chiens affectés, justement, au déminage.
Après le barrage qui marque les limites de la municipalité de Kiev, on s’enfonce dans la forêt enneigée, avec des troncs d’arbre ceints des couleurs de l’Ukraine et, dans une moindre mesure, de la Pologne. C’est que, sur ce site de Bykivnia, de 1937 à 1941, les services soviétiques ont enterré au moins vingt mille victimes de leur répression, à la fois ukrainiennes et polonaises.
Une terreur systématique
Le 20 mars 1937, l’Ukraine soviétique se remet à peine de l’épouvante de l’Holodomor, cette famine organisée par le pouvoir stalinien qui, en 1932-33, causa la mort de millions de personnes. C’est pourtant à cette date que le conseil municipal de Kiev décide d’allouer une vaste portion de la forêt de Bykivnia au NKVD, le « Commissariat du peuple aux affaires intérieures », précurseur du sinistre KGB.
Le site a été choisi pour son isolement propice à l’enfouissement en secret des victimes de la Grande Terreur, que le Kremlin a d’ores et déjà programmée. A partir de l’été suivant, les différents centres de torture et d’exécution du NKVD dans la ville et les faubourgs de Kiev acheminent de nuit leurs cargaisons de cadavres jusqu’à la forêt de Bykivnia. Un lac permet d’y nettoyer, après déchargement, les camions et les wagons renvoyés ensuite en ville dans une véritable noria de la terreur. Aux victimes soviétiques viennent s’ajouter, à partir de l’automne 1939 et du partage de la Pologne entre l’URSS et l’Allemagne, des vagues de civils et de militaires polonais, emprisonnés par l’armée rouge, puis exécutés par le NKVD.
En septembre 1941, l’armée allemande s’empare de Kiev, où les Einsatzgruppen (« groupes d’intervention ») exterminent bientôt plus de 33 000 juifs dans le ravin de Babi Yar, site de nombreuses autres exécutions de masse durant les mois suivants.
Les officiers nazis, ne serait-ce que pour masquer leurs propres tueries, signalent les fosses communes de Bykivnia, mais ils préfèrent, dans leur propagande antisoviétique, mettre l’accent sur les charniers laissés par le NKVD à Vinnytsia, en Ukraine (pour les victimes de la Grande Terreur de 1937-1938) et à Katyn, en Russie (pour les prisonniers polonais liquidés en 1940). Après la reconquête de Kiev par l’armée rouge, en décembre 1943, le NKVD s’efforce d’effacer toute trace des horreurs perpétrées à Bykivnia, dont les différentes fosses communes sont aplanies pour être éventuellement replantées d’arbres. Le pouvoir soviétique maintient une chape de plomb sur le site, même après la dénonciation officielle des crimes de Staline en 1956.
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