C’est une première depuis la mort de Francisco Franco, en 1975. Une victime présumée de tortures sous la dictature est entendue par un juge en Espagne, où une loi d’amnistie a empêché jusqu’à présent toute poursuite, vendredi 15 septembre.
Membre d’une organisation étudiante antifranquiste, Julio Pacheco a 19 ans quand il est arrêté à Madrid par la police secrète en août 1975, trois mois avant la mort du « Caudillo », qui dirige alors le pays depuis sa victoire dans la guerre civile (1936-1939). Torturé pendant plusieurs jours à la direction générale de la sécurité sur la célèbre place de la Puerta del Sol, selon son témoignage, il est ensuite envoyé en prison, accusé de terrorisme.
Quarante-huit ans après les faits, ce retraité de 67 ans a déposé plainte en février contre ses quatre tortionnaires présumés, dont l’ex-commissaire controversé José Manuel Villarejo, célèbre en Espagne pour avoir enregistré à leur insu de nombreuses personnalités politiques ou des milieux économiques.
Une « possible existence de crime contre l’humanité et tortures », invoquée par la juge
La juge chargée du dossier a pris le contre-pied d’autres magistrats avant elle en admettant cette plainte au mois de mai en raison de « la possible existence » de « crime contre l’humanité et tortures » dans ce dossier. Elle a également fait part de son intention de convoquer les accusés et a demandé des documents à la police et aux archives nationales pour mener son enquête, à l’issue de laquelle elle décidera d’un renvoi en justice ou d’un classement sans suite.
Devant le tribunal madrilène, où Julio Pacheco a été convoqué vendredi matin pour être entendu par la magistrate, une trentaine de personnes brandissaient une banderole clamant « les victimes du franquisme exigent la justice » et une pancarte montrant des visages de victimes de la dictature. M. Pacheco a dit à l’Agence France-Presse se sentir « un peu nerveux » avant d’entrer dans le tribunal.
Si elle n’est qu’une première étape dans la procédure judiciaire, l’audition de vendredi est une victoire pour les associations de victimes, selon lesquelles une centaine de plaintes ont été par le passé rejetées par la justice. Cet ancien imprimeur espère surtout que son témoignage permettra d’ouvrir « une brèche dans le mur de l’impunité » et amènera les tribunaux à être « plus ouverts face aux prochaines plaintes qui seront déposées ».
Une loi d’amnistie de 1977 qui empêchait toute poursuite
Jusqu’ici, malgré les demandes insistantes des Nations unies, la justice espagnole a stoppé toutes les tentatives des victimes de la dictature en invoquant la prescription des faits mais surtout la loi d’amnistie de 1977.
Ce texte pilier de la transition vers la démocratie, après la mort de Franco, le 20 novembre 1975, empêche de poursuivre tout délit politique commis durant la dictature par des opposants, mais aussi par « les fonctionnaires et agents de maintien de l’ordre public ».
Le célèbre magistrat Baltasar Garzon a été lui-même poursuivi, et finalement acquitté, pour avoir tenté d’ouvrir une enquête sur les crimes du franquisme couverts par cette loi. Au grand désespoir des victimes, des tortionnaires sont morts et ne pourront jamais être poursuivis, comme un policier surnommé « Billy » (« Billy the Kid », en anglais) en raison de son habitude à faire tourner son pistolet comme un cow-boy, mort en 2020.
Des victimes présumées se tournent vers l’Argentine
L’une des personnes ayant accusé « Billy el Niño » de tortures n’est autre que l’épouse de Julio Pacheco, Rosa Maria Garcia, 66 ans, arrêtée comme lui en août 1975, mais dont la plainte a été rejetée. Elle sera toutefois également entendue vendredi, en qualité de témoin, car l’une des tortures à laquelle aurait été soumis son mari était de la voir être elle-même torturée.
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Face aux obstacles en Espagne, des associations de victimes se sont tournées vers l’Argentine, où la magistrate Maria Servini a invoqué le principe de justice universelle pour ouvrir en 2010 une enquête, toujours en cours, pour génocide et crimes contre l’humanité durant la guerre civile et la dictature.
Dans le cadre de ses investigations, elle a lancé en 2014 vingt mandats d’arrêt internationaux contre une vingtaine de représentants du régime franquiste (ministres, juges, policiers) mais s’est vu opposer une fin de non-recevoir de la part de Madrid.